On le sait sans doute si on est un habitué, je n'aime guère chroniquer les tomes x, y et z. Je m'y colle.
Sortie récente de Morttm, le troisième et dernier tome de la trilogie Trademark écrite par Jean Baret. Chacun des trois romans peut être lus indépendamment. Néanmoins, si les deux premiers, Bonheurtm et Vietm, se passaient dans des univers différents, étanches l'un par rapport à l'autre, ce troisième tome fait le lien entre les deux précédents univers et un troisième qui restait à découvrir. Il me paraît donc plus judicieux de lire les deux premiers avant, pour ne pas se spoiler soi-même les liens existants entre les trois « mondes ». Après, lecteur, tu vois, tu es souverain, tout au moins tu le crois.
Morttm, ce sont les histoires alternées (et pas croisées) de Rasmiyah, Xiaomi et DN4n93xw.
Rasmiyah vit à Babel, la « cité » des croyants, de tous les croyants sans exception, pourvu qu'ils croient. Pas d'athée ici, pas de laïcs, on sait – de façon certaine – que Dieu – quel que soit le nom qu'on lui donne – est à l'origine du monde, qu'il donne sens à la vie et répond à l'angoissante question de la mort.
A Babel, on est obligé de croire, on est obligé de pratiquer, une police spécialisée et des milices excitées y veillent. A Babel, en théorie, on doit être tolérant envers les autres croyants. A Babel, Rasmiyah, une pratiquante de Chaos Magick, vit dans un quartier musulman et prie, en ce moment, le dieu serpent Glycon.
A Mande-Ville, la ville de la consommation sans limite et des vices privés qui font les vertus publiques, Xiaomi est journaliste. Il se voit même en gonzo journaliste. En fait, il écrit, sans la moindre recherche, des articles putaclic qui, loin d'informer, ne font que divertir ou polariser. Grâce au revenu que lui procure sa pitoyable activité il peut consommer et modifier son corps, dans la liberté la plus absolue car chacun est totalement libre à Mandeville aussi longtemps qu'il consomme.
Une seule norme à Mande-Ville : il faut consommer. Une police spécialisée y veille. Tout le reste est open, chaque homme y est une île, le souverain d'une nation qui ne compte que lui et n'a de compte à rendre à personne (si vous trouvez que ça vous rappelle quelque chose, vous n'avez sans doute pas tort). A Mande-Ville, l'économie doit tourner, quel qu'en soit le coût humain ou sociétal. Marché et consommation sont l'alpha et l'oméga du monde, les « citoyens » n'y sont que des consommateurs qui, sans limite, réalisent le bien public sans même le vouloir et tiennent à distance leur angoisse existentielle en consommant ad nauseam.
A Algoripolis, enfin, vit le citoyen DN4n93xw, alias Donald Trompe. Dans une égalité parfaite et une sécurité qui le l'est pas moins sous la supervision constante des algorithmes qui dirigent la « cité », Donald Trompe répartit au mieux ses temps de travail, de repos, de loisir, d'amitié, d'amour selon les préconisations de moins en moins compréhensibles des algorithmes. Il suit aveuglément les consignes d'un système algorithmique d'optimisation sociale qui est à la planification soviétique ce qu'un humain adulte est à un blastocyte. Son travail ne sert à rien de compréhensible, ses loisirs sont virtuels, ses relations sociales (nombreuses) aussi. Dans le monde de Donald Trompe on est passif et pris en charge, comme dans la Machine de Forster ou dans un Meilleur des Mondes agoraphobe.
Et voilà que s'insinue dans les trois mondes une mystérieuse et nouvelle théorie dont on ne sait rien, la M-théorie, pourchassée par les gouvernants et attirantes pour les trois protagonistes du roman.
Reprenant le mode de narration répétitif au point d'être hypnotique (et parfois controversé) des deux premiers romans (système narratif qui illustre par son caractère monotone la monotonie intrinsèque des existences humaines par-delà les toppings qui illusionnent sur le fait qu'elles seraient riches ou variées), Baret exprime ici le caractère fondamentalement relatif et contingent de tout système d'organisation sociale. Il dit de manière explicite que toute organisation sociale (et donc tout système juridique) est sous-tendue par une idéologie qui la fonde et la justifie. Qu'aucune de ces idéologies ne sont la Vérité, qu'aucune Vérité n'existe.
L'homme est un animal social certes, mais s'il n'est vraiment humain qu'en société il ne détient pas dans son code génétique le format de l’organisation sociale dans laquelle il doit vivre – au contraire des abeilles de Mandeville. Il doit donc, collectivement ou autocratiquement, inventer une idéologie et la société qui va avec, de manière arbitraire, sans justification autre que l'imposition hégémonique. Une organisation existe parce qu'elle a su apparaître et perdurer, au moyen de l'idéologie, et de la force quand nécessaire. Il n'y a pas d'autre Vérité. Pas d'autre Sens. Pas d'autre But à atteindre. Les hamsters tournent sans fin dans leurs cages, les humains aussi mais ils sont trop angoissés pour accepter que ces révolutions toutes identiques n'aient aucun sens. Alors ils inventent.
Et si la question de la mort est centrale depuis au moins l’apparition des premiers rites funéraires il y a environ 35000 ans, il revient alors aux idéologies d'y répondre d'une façon ou d'une autre. Croire, se perdre dans l'hubris consommatoire, rechercher l'égalité dans l'optimisation algorithmique, seulement des moyens différents de calmer l'angoisse. Seulement des moyens d'affirmer une supériorité illusoire sur d'autres systèmes qui professent la même illusoire supériorité.
Si Jean Baret est percutant, c'est parce que celui qui le lit, quel que soit son système de valeurs et son idéologie, doit admettre que ses valeurs ne sont rien d'autres que SES valeurs, pas, jamais, LES valeurs universelles qu'on aurait enfin découvertes après des millénaires de progrès humain. Ce deuil est difficile à faire, voire impossible, pour la plus grande part de l'humanité. Et, en tout cas, aucun système n'est prêt à accepter ce genre de prise de conscience relativiste. Les systèmes se défendent, c'est ce que font les « cités » dans le roman face à la M-Théorie. Chacun étant « supérieur » aucun ne peut accepter une remise en cause ou une tentative d'unification.
Si on peut trouver le roman un peu trop long parfois (par exemple dans les nombreuses descriptions des croyances qui ont pour but d'en montrer l'inanité logique intrinsèque qui ne remet pourtant jamais en cause leur caractère performatif), si un roman en trois fils distincts minimise, de fait, chaque fil, s'il n'y a plus d'effet de surprise après les deux romans précédents, on ne peut néanmoins qu'être séduit par la pertinence de l'analyse de Baret et par la forme qu'il emploie. Caricaturiste brillant des absurdités idéologiques, sniper impitoyable des comportements individuels, cynique avec les cynismes qui s'ignorent, caustique et rigolard dans le ton, Baret, page mémorable après page mémorable, fait un travail que peu font dans la littérature contemporaine en posant de manière forte un relativisme axiologique affirmé dans un monde qui ne vit plus que de certitudes énoncées en boucle, ad nauseam. Baret est une bouffée d'air fais dans un Imaginaire qui se confit dans ses indignations téléphonées, un Diogène salvateur dans l'empyrée convenu de la littérature contemporaine.
Morttm, Jean Baret
Commentaires
Sinon, tu peux jeter un œil au Voyant d'Etampes d'Abel Quentin. Très bien vu, dans un autre genre.
Je pense que c'est principalement ma faute, je ne m'attendais pas à "revenir" dans les deux autres villes.
Je m'attendais à prendre une grosse claque quant aux religions comme les deux premiers tomes ont pu l'être dans leurs sujets respectifs.
Je perçois tout ce que tu racontes, mais il me manque la délivrance formelle des deux précédents tomes.
J'ai écouté le "mauvais genre" en direct des utopiales avec M. BARET, c'est plaisant de voir un média aussi reconnu le mettre en avant !
Mais je trouve les thème abordés et la façon de les traiter en renvoyant tout le monde dos à dos - car dans le réel tout le monde est dos à dos - très bien senti.