Futur lointain, quelque part dans le système Prospector413 (une étoile, quelques planètes extérieures, une ceinture d’astéroïdes, et au moins une géante gazeuse avec au moins une lune intéressante surnommée Shroud – Linceul en français).
Prospector413 est visité depuis peu par un morceau de ce qu'est devenue l'humanité, à savoir un ensemble de conglomérats – les Concerns – se déplaçant de système stellaire en système stellaire pour en tirer les ressources nécessaires à la survie.
Créant des bases ou des hubs, minant tout ce qui est minable dans chaque système visité, les Concerns (“Megasocial Opportunity-Exploitation Concerns”) ont pour projet d'exploiter toute la galaxie afin de ne jamais se trouver de nouveau dans le piège du goulet d’étranglement (ressources et pollution) que connut la Terre et qui faillit mettre un terme à la race humaine – causant dans ce maintenant lointain passé la disparition de la plus grande part de celle-ci.
Les Concerns regroupent une humanité devenue spatiopérégrine et disposée à se déplacer sans cesse, toujours de l'avant, de système en système, pour ne jamais être bloquée par aucun goulet d'étranglement – les Concerns c'est Galactus.
Quand le roman commence, le Garveneer, vaisseau géant d'exploitation des ressources planétaires, est entré dans le système Prospector413. Il a commencé le minage des planètes extérieure, tout se présente bien. Il y a juste une bizarrerie. La petite lune Shroud se comporte d'une manière surprenante, elle émet de puissantes ondes radio sur toutes les fréquences en permanence. De fait, elle hurle comme aucun corps céleste ne le fait jamais. Voilà qui mérite au moins une petite mission d'observation dont se chargera l'équipe des Projets spéciaux, créée spécialement pour cela.
Un accident plus tard, ce que ses membres survivants découvrent dépasse l'entendement humain.
Ce cliffhanger de chronique digne d'un mauvais site putaclic est destiné à ne pas trop spoiler. Voici ce que je peux dire néanmoins.
Shroud : lune tidal-locked d’une géante gazeuse, Prospector413b. Une face regarde sans cesse la géante, l'autre est pour toujours tournée vers l'espace extérieur. Une face est chaude, l'autre est froide. Du moins on peut le supposer, car il est difficile d'avoir une image de la surface de Shroud, l'opacité de son atmosphère et le vacarme électromagnétique qu'elle génère la dissimulant largement aux yeux des observateurs spatiaux, d'où son surnom.
Et comme les drones qui y ont été dépêchés ont fait montre d'une fâcheuse tendance à disparaître sans remonter pour ramener les informations qu'ils ne pouvaient transmettre par radio, voici le peu que savent les Projets spéciaux grâce au seul automate qui a réussi cet exploit :
- Taille : trente pour cent plus grande que la Terre
- Orbite : en rotation synchrone, 112 heures pour faire le tour de la taille d’un géant plus grand que Jupiter
- Gravité : 1,8 fois celle de la Terre, en partie à cause de sa taille, en partie à cause d’un noyau de fer probablement inhabituellement massif
- Atmosphère : anoxique, volatile, épaisse comme de la soupe, essentiellement composée d’azote, mais avec des niveaux dangereusement élevés d’hydrogène libre, ainsi qu’une grande quantité d’ammoniac, de méthane et d’autres composés plus complexes
- Pression au lieu de recueil : vingt fois celle de la Terre au niveau de la mer
- Température au même endroit : moins trente-cinq degrés Celsius.
C'est sur ces maigres bases que l'équipe crée un véhicule destiné à permettre le descente d'un humain sur la lune. Un véhicule à bord duquel certains tomberont littéralement sur le corps céleste après l'accident qui touchera le Garveneer. Perdus sur un monde inconnu et hostile, perdus sans grand espoir de récupération car le brouillard radio empêche largement toute localisation. Il leur faudra se sauver eux-mêmes, et pour cela parvenir à rejoindre l'ancre installée à l'autre bout du monde pour servir de base à un ascenseur spatial qui est maintenant leur seule maigre chance de remonter vers Garveneer et de sauver leur peau.
Roman de survie, Shroud fait peur. La solitude des quelques naufragés, isolés du reste de l'univers comme de leur vaisseau-mère est angoissante. Leur cécité dans un monde où le chaos radio et l'opacité atmosphérique empêchent de « voir » au-delà de quelques mètres effrayante. Le caractère presque inéluctable de leur mort future sans même avoir été recherchés déprimante. Et puis il y a cette vie, foisonnante bien qu'aveugle, qui environne et interagit parfois dangereusement avec les véhicules de descente (dont les naufragés ne peuvent pas sortir sous peine de mort). Des véhicules qui sont à la fois les abris et les prisons des survivants. Des véhicules qui n'ont pas été conçus pour une telle aventure, qui se meuvent sur quatre pieds bien peu adaptés au sol de Shroud, qui n'ont surtout pas été pensés pour franchir les lieues sans nombre qui séparent le point d'impact de l'ancre salvatrice.
Imagine-toi, lecteur, au milieu d'une jungle obscure, entourés de félins carnassiers, devant franchir mille kilomètres en boitant pour retrouver ta base. Aucune des images que je viens d’utiliser ne correspond à ce qui se passe effectivement sur Shroud mais l'ambiance et donc les sentiments qu'elle génère sont les mêmes.
D'autant que la société des Concerns n'est pas de celles qui n’abandonnent jamais un gars sur le terrain. Les Concerns sont des conglomérats strictement utilitaristes. Dirigés on ne sait trop par qui, ils sont strictement hiérarchisés et n'ont comme boussole que le recherche de l’efficience (rappelons que, contrairement à l'efficacité qui vise l'atteinte des objectifs, l’efficience les vise aussi mais avec une contrainte de minimisation des coûts en ressources). Dans l'univers des Concerns, les humains naissent et grandissent dans des habitats surpeuplés où ils partagent la rareté de ressources en partie amputées par les besoins de l'éternelle migration. Ils y acquièrent les compétences qui permettront de les employer lors des missions spatiales ou dans les hubs ou les habitats. Ils perçoivent un wage-worth (salaire-valeur) qui est exactement ce qu'il semble être ; leur salaire, la part donc des ressources communes qu'ils ont le droit de consommer, dépend directement de leur valeur pour l'entreprise humaine. Et le bilan doit être positif. Sinon, c'est l'hibernation. On n'éveille un humain (avec le coût en ressources associé) que lorsqu'il est nécessaire à l'accomplissement de l'objectif d'expansion et il ne reste éveillé qu'aussi longtemps qu'il rapporte plus qu'il ne coûte. C'est vrai pour les projets ou les divisions, c'est vrai aussi pour les individus. L'objectif est d'étendre l'espèce humaine, pas tel ou tel individu. Les individus ne sont qu'une autre forme de ressources, le terme ressources humaines ne serait nulle part aussi pertinent que dans ce contexte.
Alors, tu imagines, lecteur, ce que pèse la vie de quelques naufragés face au coût en ressources pour les récupérer. Tu imagines ce que vaut la découverte scientifique face à ce qu'elle coûte si elle ne rapporte rien de supérieur en regard. Ce que valent un écosystème ou une exobiologie face au besoin de rendre un bilan positif en fin d'exercice d’extraction.
Ce que raconte Shroud, c'est un système économique rationaliste poussé à son extrême, c'est la destruction de systèmes entiers aux seules fins de propager l'espèce humaine puisque c'est de cela qu'il est question ici, c'est de l’utilisation des humains comme actifs dont la seule valeur tient à leur utilité.
Avec Shroud, Adrian Tchaikovsky refait en mieux le coup de ses premiers romans, à savoir celui de la biologie étrangère et de l'évolution. Il refait en mieux celui de Alien Clay et de l'impossibilité à comprendre une écologie radicalement autre. Il les refait et, j’insiste, il les refait en mieux. Car il va plus loin, bien plus loin, loin comme allait Stanislas Lem par exemple dans Fiasco sur le plan de l'incommunicabilité entre espèces et même au-delà encore. Il invente une évolution et une biologie radicalement différentes – c'est cela la SF. Il crée un être inédit dont je ne spoile pas trop en disant qu'il est, d'une certaine façon, doté de synapses radio. Un être qu'il nous est aussi difficile de comprendre et appréhender dans son être même – au point que, lecteur, tu hésiteras au début sur ce qu'il est vraiment – que nous le sommes pour lui.
Il va plus loin aussi dans sa critique sociale. En effet, il invente une société future qui est une critique de la nôtre mais, là encore, en faisant bien plus que transposer benoîtement dans une « dystopie » facile à comprendre et à appréhender ce que sont les conséquences ultimes de la rationalité instrumentale que Max Weber appelait rationalité en finalité et qui est celle que la modernité a rendu dominante dans la culture occidentale puis progressivement dans la culture humaine. Il imagine un univers humain totalement déshumanisé, détaché de ce que nous considérons comme l'humanité à un point que les dystopies connues n'atteignent pas. Jamais l'expression « rouage dans la machine » n'aura été aussi appropriée.
Et il se paie le luxe de faire tout ceci en livrant deux romans en un car, avec la partie III, c'est presque un nouveau roman court qui commence et développe les conséquences néfastes pour l'humanité de son inconséquence autocentrée. Car si l'évolution est la sélection des mutations les plus adaptées à tel ou tel environnement – le texte l'exprime clairement –, tout changement dans l’environnement crée une pression sélective qui force à évoluer ou à disparaître. Tu verras, lecteur, ce qu'il en est ici, et pour qui.
Long story short, Shroud est un excellent roman SF, la quintessence de ce qu'est la SF, loin des anticipations myopes qui ne voient pas plus loin que le bout de la prochaine décennie. On y trouve de l'action, du péril, de l'émotion, de l’émerveillement (teinté d'effroi), de la réflexion et des inquiétudes (pour nous et aujourd’hui). Que demander de plus ? Que Tchaikovsky fasse encore mieux. Avec Shroud, il s'est lancé un sacré défi à lui-même. On sait qu'il ne manque pas d'imagination.
Shroud, Adrian Tchaikovsky
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