Lieu indéterminé, date indéterminée. Un de ces espaces-temps incertains qui m’évoquent immanquablement Kafka. Qu’on peut attribuer aussi à Olga Tokarczuk ou à Karin Tidbeck, pour ne citer qu’elles.
Saul Geôlier est gardien de prison.
Oui, Saul Geôlier est geôlier, ce qui n’est pas absurde tant il ne fait qu’un avec un emploi et une fonction qui semblent être ses seules occupations. Il vit seul dans une petite cabane non loin de la prison où il officie. Il fait chaque soir le chemin qui relie sa cabane à la prison. Il prend son tour de garde nocturne auprès de prisonniers avec lesquels il a peu de contacts et de collègues qu’il fréquente à peine, sous les ordres d’un directeur qu’il n’a jamais rencontré. Au matin, sa garde accomplie, il rentre à la cabane. Il y collectionne les yeux des prisonniers (il faut lire pour comprendre).
Tous les jours, tous les soirs, tous les matins. Sans changement, sans promotion, sans perspective.
Mais ce soir, le premier du livre, est spécial. Ce soir, Saul tue un « perpétuité » qui s’apprêtait à agresser un jeune prisonnier. Le caractère involontaire de son geste n’empêche pas Saul de se sentir coupable, et aussi de craindre pour son poste, ce poste sans lequel il n’aurait peut-être plus d’identité. C’est donc avec soulagement et surprise qu’il apprend le lendemain que, non content de continuer à œuvrer dans la prison, il est transféré à l’étage des « perpétuités », où se croisent ceux qui constituent l’aristocratie des prisonniers et des gardiens et où, aussi, officie le directeur.
Mais Saul découvre vite que la peur et l’effroi règnent à son nouvel étage ; des prisonniers disparaissent nuitamment, enlevés par on ne sait quoi ou qui dans une indifférence administrative suspecte. Par devoir envers les prisonniers, Saul commence à enquêter. Vite, il se retrouve, en suivant une piste brûlante, bien loin de la prison comme de ses fonctions.
Saul, « enlevé volontaire », devient le fossoyeur d’une étrange petite communauté insulaire qui entretient des liens confus avec la prison et son directeur. Il y découvre l’horreur que les humains peuvent faire subir à leurs semblables.
Le Geôlier est le premier roman de Florian Quittard.
Dans une ambiance gothique, il décrit un beau personnage. Saul est un taiseux, un rude, un homme de peu de mots et de peu d’idées développées. Mais si Saul n’est pas un intellectuel, il est néanmoins un homme qui a des valeurs et des principes affirmés. Saul fait bien son travail. Saul n’aime pas l’injustice. Saul défend les faibles que les forts martyrisent, il prend aussi le parti de ceux qui ont été injustement affligés ou condamnés.
Etonnant pour un geôlier, direz-vous ! Pas tant que ça. Si Saul comprend la nécessité de la sanction, il ne valide en revanche ni la cruauté ni l’injustice.
Les valeurs et principes de Saul, qui le poussent à agir sans cesse en homme honorable, font de lui un être admirable qui n’hésitera pas à se dresser contre l’abomination organisée par d’autres. Ils font aussi qu’on se confie à lui, qu’on lui avoue ce qu’on a fait de mal, dans une recherche d’absolution que Saul accorde toujours quand elle est sincèrement demandée après que toute la vérité ait été dite.
C’est au nom de ces mêmes valeurs qu’alors qu’autour de lui sont conduits, pour des raisons d’efficience, des actes qui s’apparentent fort à des crimes contre l’humanité, Saul se dressera seul contre la barbarie à visage inhumain.
Dans les pages du Geôlier, Florian Quittard n’hésite pas à infuser du fantastique gothique dans un contexte contemporain (il y a des drones) déformé au-delà de toute reconnaissance possible.
La recherche de l’efficience, la mise à mal de droits fondamentaux, le délire transhumaniste, le secret qui permet de ne pas inquiéter les « braves gens », tout ceci peut rendre compte de sujets d’inquiétude.
Mais si ces sujets peuvent résonner avec notre monde, Quittard force assez le trait pour décentrer notre regard et nous déstabiliser. Ile nordique et colosses, on pense à Frankenstein. Rails, torture, déshumanisation, on pense à Mengele et à ses expériences. Matériel déglingué, on pense à Delicatessen. Enfin, même si l’ambiance visuelle est assez différente, le roman m’a évoqué l’atmosphère de Litan, un film de Jean-Pierre Mocky daté de 1982.
Que d’horreurs ! Mais au milieu de tout ça, il y a l’innocence sous la forme de Saul, et plus encore sous celle de Maud, innocente sacrifiée sur l’autel d’une justice trop expéditive.
Le monde du geôlier est gris, sombre, en déliquescence. Il y fait froid, pluvieux, brumeux. Saul et Maud y sont les flammes qui l’éclairent et le réchauffent. Grace leur soit rendue.
Le Geôlier est un bon roman, qu’on dira envoûtant tant il intrigue et parvient à charmer.
Le Geôlier, Florian Quittard
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