Mu Ming : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY MU MING en compagnie de son traducteur GWENNAEL GAFFRIC

Walter Kurtz était à pied - Emmanuel Brault


Les Éditions Mnémos accueillent en ce début d’année 2020 un nouveau label, Mu. Voilà, c'est dit.
L'information date officiellement de ce matin.
Ma bonne éducation étant notoire, j'ai décidé d'apporter un cadeau au baby shower organisé par les deux parents, Frédéric Weil et Davy Athuil. Voici donc une bonne chronique de "Walter Kurtz était à pied", de Emmanuel Brault – qui reviendra en ligne lors de la sortie du roman, le 30 mars prochain.

"Walter Kurtz était à pied". Il y a des livres improbables, au titre improbable, qu'on reçoit de manière improbable. Des livres sur lesquels on a, dès l'abord, un a priori dubitatif. Déjà, le titre est trop long. Un bon titre c'est un émoji – comme pour le dernier Beigbeder.
Et puis, on feuillette un peu, on lit deux, trois, dix pages, et on est séduit. On attend le faux pas et il n'arrive pas. On se retrouve à lire le tout, et plutôt vite encore. Strike !

Futur indéterminé. Le monde, largement désertifié, est structuré par les routes qui le sillonnent et les stations (service) qui le ponctuent. L'humanité est divisée entre les Roues, qui passent leur vie entière à rouler sans fin en voiture, et les Pieds, qui vivent pedibus cum jambis dans les no civilised-man's land autour de ces routes qui ne cessent jamais de s'étendre. Les deux groupes s'ignorent souvent, se craignent toujours, entrent en conflit parfois.

Dany et Sarah sont frères et sœurs. Ils parcourent depuis leurs naissances respectives les routes du monde dans la 203 conduite par leur père. Ils vivent ainsi la vie des Roues, une vie « civilisée » dans laquelle on accumule les kilomètres pour gagner des points qui seront dépensés dans les stations. Il faut des points pour vivre et se distraire, des points pour entretenir sa voiture (et donc ainsi continuer à en gagner), des points pour acheter une voiture plus rapide (et donc pouvoir accumuler encore plus de points à dépenser). Ils sont libres, ils sont heureux, ils sont civilisés ; pas comme les sauvages Pieds qui ont refusé de monter dans le grand huit et vivotent sans qu'on sache trop comment aux abords de la modernité représentée par le ruban d'asphalte.

Et puis, un jour, alors que Dany entre dans l'âge adulte de la conduite, la 203 a un accident. Le père meurt, les enfants sont recueillis par un groupe de Pieds, étranges mais apparemment plutôt pacifiques. Dany ne songe qu'à regagner son monde, alors que Sarah trouve auprès des Pieds un mode de vie qui comble le vide existentiel qu'elle ressentait depuis longtemps. La séparation inévitable des collatéraux et la rancœur qu'elle provoque chez Dany entraîne, réseau social Roues aidant, une montée de la haine anti-Pieds chez les Roues et le début d'une guerre civile humaine qui prend vite des allures de guerre d’extermination.

Avec "Walter Kurtz était à pied", Brault, dont c'est le deuxième roman, signe une œuvre vraiment intéressante. Inversant la relation historique qui lie sédentarité et civilisation, il donne à voir une société Roue qui rappelle furieusement la société capitaliste contemporaine et sa course absurde à la productivité sans limite.
Lancé On a road to nowhere (comme David Byrne dans la chanson éponyme ou le bus des Sex Pistols à tombeau ouvert vers aucun futur), la société Roue fonce vers l'infini et au-delà sans rime ni raison. Elle détruit pour cela la nature, et notamment les arbres sauvages, et professe une liberté absolue (qui n'est pas sans rappeler les revendications des associations d'automobilistes) encadrée seulement par un marché de biens et une armée censée protéger l'en-dedans de ceux qui vivent dans l'en-dehors. Comptant parfois le temps en kilomètres, comme dans Le Monde inverti de Priest, roulant pour gagner pour dépenser pour rouler, les Roues ont une vie qui évoque autant L’Homme unidimensionnel de Marcuse que le grinding des gamers. Leur credo : « Avancer, toujours ».

A coté d'elle, la société Pieds met en œuvre la décélération qu'Hartmut Rosa préconisait et qui seule permettrait de se reconnecter au monde en se défaisant tant de la dictature de l'urgence que du bruissement incessant des réseaux et des médias ; les Pieds poussent la chose jusqu'à ne presque pas parler. Les Pieds ne demandent rien, ne revendiquent rien, ils meurent même écrasés parfois, et pourtant ils sont là, comme l’œil de Caïn, remises en cause vivantes du mode de vie Roues.
La défection de Sarah, que Dany et ses contacts ne parviennent à interpréter que comme un rapt suivi de viol, rend le conflit inévitable entre deux modes de vie trop antagonistes pour coexister. Et l'horreur génocidaire commence.

Avec "Walter Kurtz était à pied", Brault réussit le pari risqué de l'anticipation sociale militante.
Il le fait en ne donnant pas d’explication au changement, mis à part quelques Eternels Humains qui seraient : le désir de liberté sans responsabilité, le goût d'instaurer des hiérarchies, et une propension jamais démentie à haïr ce qui est différent jusqu'à en vouloir l'anéantissement.

Le monde de Brault est. Pas besoin d'en expliquer la genèse, elle serait de trop, car, inévitablement, soumise à remise en cause et à test de crédibilité. Le monde de Brault est métaphorique, et, par là même, il n'a besoin d'aucune justification ; il est car ce qu'il métaphorise est aussi.

Même ces voitures, souvent anciennes, dont on pourrait/devrait se demander d'où elles viennent, qui les produit, et comment, ont l'air de tomber du ciel sans que ça nuise au récit. Objets de désir, de liberté, de puissance (et d’aliénation précisément à cause de toute cela), à l'origine indistincte, elles sont littéralement ce que décrivait Barthes parlant de la DS 19 :
« Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique.
La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif. Il ne faut pas oublier que l’objet est le meilleur messager de la surnature: il y a facilement dans l’objet, à la fois une perfection et une absence d’origine, une clôture et une brillance, une transformation de la vie en matière (la matière est bien plus magique que la vie), et pour tout dire un silence qui appartient à l’ordre du merveilleux. La «Déesse» a tous les caractères (du moins le public commence-t-il par les lui prêter unanimement) d’un de ces objets descendus d’un autre univers, qui ont alimenté la néomanie du XVIIIe siècle et celle de notre science-fiction: la Déesse est d’abord un nouveau Nautilus »

C'est l'amour et l'admiration que Barthes dit ici qu'éprouvent les Roues ; ils l'expriment de manière explicite. Si on y ajoute le « The car is a powerful symbol of achievement and personal freedom » du spécialiste en marketing Ernest Dichter, on comprend la fascination ressentie par les Roues mais aussi celle qu'a exercé l'automobile sur une partie presque unanime de la population occidentale. Face à un tel sentiment, rien ne résiste, ni la nature, ni les peuples autochtones, ni la simple sauvegarde personnelle.

Et, de même que les voitures sont, sans explication, la méfiance, la haine, la guerre sont aussi, sans plus d'explication. On pense alors à Ballard. Pour Crash et la Trilogie de béton bien sûr, ode à la frénésie automobile et à la fusion chair/métal qui fait de l'homme une extension de la machine, mais aussi pour Sauvagerie, IGH, etc. tous les romans de Ballard dans lequel la plongée en sauvagerie n'a pas besoin de justification. Il suffit que des humains soient là, la sauvagerie les accompagne – Ballard qui a passé la moitié de la guerre dans un camp de détention japonais en sait quelque chose.
Rien d’étonnant alors à lire ici des pages aussi fortes qu'hallucinées où la guerre amène la joie de l'oblitération, de la destruction des corps, de la supériorité technique mise en actes, de la camaraderie face à l'Autre, forcément sous-humain car ne faisant pas partie du Nous. Un plaisir quasiment sexuel.

Et Walter Kurtz alors, direz-vous ? Si vous vous souvenez que Kurtz est un membre de la fraction dominante de l'humanité qui, écœuré, la quitte pour rejoindre et organiser les dominés en devenant l'un des leurs, vous comprendrez de qui il s'agit ici.

"Walter Kurtz était à pied" est donc un roman très réussi qui parvient à dire beaucoup sur le folie productiviste/consumériste en prenant le parti de ne pas asséner ni de tenter vainement de tirer des lignes de fuite sociologiques entre ici et là-bas.

Walter Kurtz était à pied, Emmanuel Brault

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