La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

La fille qui dévorait les livres


« Ca va s'arranger. Sincèrement. Il y a vraiment quelque part des gens que tu apprécieras et qui t'apprécieront »

"Morwenna" est le premier roman de Jo Walton à être publié en français. Prix Hugo, Nebula et British Fantasy Award 2012, sans oublier une nomination pour le World Fantasy Award. On peut arriver avec une moins prestigieuse carte de visite.

"Morwenna" se présente comme le journal intime de Mori, une jeune fille de 15 ans vivant entre Angleterre et Pays de Galles, pour la période 1979/80. Handicapée d’une jambe à la suite d’un accident de la circulation dans lequel sa sœur jumelle a péri, Mori, qui a fui une mère terrible, « une sorcière », a été recueillie par un père qu’elle ne connaît pas. C’est sa vie que décrit Jo Walton, entre famille paternelle à découvrir, famille maternelle aimante, école privée typiquement anglaise, premiers amis, premiers amours, et les fées, surtout les fées.

Car Mori est une jeune fille singulière. Solitaire, mélancolique, éthérée, elle est convaincue de voir des fées depuis sa plus tendre enfance, de leur parler, de leur venir en aide. Pour ce faire, elle pratique une « magie » dont l’effet principal est de faire advenir ce que souhaite le célébrant, même s’il faut pour cela transformer rétroactivement les faits, gestes, et pensées de nombreuses personnes. Rien n’est impossible à priori, la limite étant qu’on ne peut influencer trop de personnes à la fois, ni le faire trop loin dans le passé. Mori est sûre d’avoir usé plusieurs fois de cette magie avec efficacité, et surtout d’avoir réussi, grâce à elle, à empêcher la prise de contrôle des fées par sa diabolique mère. Mais sa blessure à la jambe et la vie de sa sœur furent le prix à payer pour cette victoire. Elle doit maintenant s’accommoder de sa solitude, reconstruire une vie amputée de moitié, et se frayer un chemin vers l’âge adulte, sous la menace d’une mère jamais visible mais omniprésente en creux. Éloignée de sa famille maternelle, prise en charge par une branche paternelle un peu étrangère,  isolée dans son école privée, c’est l’admission au sein du club de lecture SFFF local qui la rendra heureuse et lui permettra d’avancer.

"Morwenna" est le roman résolument intérieur d’une fille hors de son temps. Les années évoquées dans le journal n’existent pas dans la conscience de Mori. N’y existe que ce qui est filtré par son esprit résolument inactuel. L’IRA, Thatcher, Camp David, Khomeiny, Star Wars, le punk, les Sex Pistols, les Clash, tout ceci, et bien d’autres choses, Mori ne les voit pas, n’y pense pas, n’en parle pas. Revenant souvent sur l’industrie (et singulièrement si elle a connu ruine), le charbon, les mines, les enclosures, Mori est une fille d’avant la Révolution Industrielle. Elle s’épanouit, comme les fées, dans la nature, au sein des espaces interstitiels que l’Homme a abandonné, loin du monde et de son agitation. La seule modernité qui l’atteint se trouve dans les romans de SF. Le reste de sa réalité, c’est sa famille, quelques camarades, les fées, la magie.

Le seul lien choisi véritable que Mori entretienne avec notre monde passe par les livres. Car dans sa vie, la jeune fille n’a qu’une passion, dévorante (la même que Jo Walton), la lecture, et plus précisément la SFFF. Cette passion irrigue son journal, jalonne le temps qui passe de livres lus, commentés, achetés, empruntés, relus. Ce livre parle donc aux lecteurs de l’une des leurs. Il leur tend un miroir dans lequel se mirer. Ils y retrouvent des émotions connues, éprouvées, chéries sans doute. Hanter les librairies et les bibliothèques au point de les connaître comme sa poche, acheter compulsivement, dépenser des sommes folles en livres, emprunter, rendre, entretenir une pile à lire qui ne peut jamais diminuer, être excité par un inédit, découvrir les conventions, ces lieux magiques dans lesquels on peut vraiment parler aux auteurs.
Cet aspect, pour plaisant qu’il soit, serait un peu vain s’il ne servait qu’à flatter la narcissisme du lecteur. Mais il y a plus, me semble-t-il dans le roman de Walton. Mori est seule parce qu’elle est différente. Par delà le mépris de classe et les vexations typiques du roman d’internat, par delà aussi les émois de l’adolescence, les antagonismes familiaux, les mystères de la sexualité, Mori expérimente une solitude qui est due à qui elle est, non pas socialement, mais intellectuellement. Elle dit justement la douleur de ne pouvoir parler avec personne de sa passion, ainsi que le plaisir presque incroyable qu’on ressent à rencontrer enfin d’autres passionnés, à pouvoir partager pour la première fois sa vie intérieure. Savoir tout simplement que l’autre sait de quoi on parle et a un avis réfléchi sur la question. Savoir que l’autre est intéressé, sincèrement intéressé par ce qu’on peut lui raconter. Que cet autre soit un parent, un ami ou un amant, qu’importe ; la fraternité intellectuelle s’accommode de toutes les modalités possibles.

C’est cette rencontre, qui est une délivrance hors de la cage de fer de la solitude, que dit le roman. Le deuil de l’enfance et l’entrée progressive dans l’âge adulte, beaucoup d’auteurs les ont déjà très bien décrits. Les troubles d’un enfant confronté à une famille éclatée et à un parent toxique, aussi. Même les nombreuses lectures de Mori (Silverberg, Tolkien, Zelazny, etc.), qui parleront agréablement aux lecteurs du roman, sont finalement secondaires. Elle ne font pas progresser le récit, en soi, et l’héroïne n’en tire pas de grande révélation propre à la faire progresser. Ce qui distingue "Morwenna", ce que dit le roman, c’est la souffrance de la solitude culturelle et le bonheur d’en voir la fin.

Comme Mori, j’ai relu plusieurs fois le Seigneur des Anneaux, comme elle je préfère les plutoniens aux elfes, comme elle je sais ce que signifie ne pas pouvoir parler de sa passion. J’ai donc aimé "Morwenna", pour des raisons personnelles. Combien d’autres lecteurs pourront y prendre le même plaisir, je l’ignore.

Note : C'est le focus sur la solitude et la douceur qui rend "Morwenna" fondamentalement différent d'un autre roman référentiel tel que Ready Player One.

Morwenna, Jo Walton

Cette lecture participe au Challenge SFFF au Féminin.

Commentaires

Efelle a dit…
Joli chronique.

Je suis actuellement dedans et partage ton ressenti, l'exprimer sera plus difficile.
Lorhkan a dit…
Belle critique en effet !
La mienne devrait paraître demain, si j'arrive à l'écrire d'ici là. En tout cas, ce roman ne peut que plaire aux amateurs d'imaginaire (mais pas que), tant l'identification entre Morwenna et le lecteur peut fonctionner sur plein de niveaux différents. Il y a toujours quelque chose à quoi se raccrocher.
Baroona a dit…
Woh. Ça a l'air d'avoir tout pour plaire.
A.C. de Haenne a dit…
Ça a, Baroona, ça a. Le plus impressionnant avec ce film, c'est qu'à chaque page, il donne envie de lire deux autres livres, au moins.

A.C.
Gromovar a dit…
Ca a, en effet :)
Vert a dit…
Je sens que je vais craquer (mais quand j'aurais été payée seulement xD)
Gromovar a dit…
Les temps sont durs ;)
Escrocgriffe a dit…
Une belle thématique que celle de la solitude du geek :)
Angua a dit…
Bravo pour cette chronique ! Je viens juste de lire Morwenna, qui m'a littéralement transportée, et après tous les articles lus sur le sujet, je crois que c'est le tien qui correspond le mieux à mon analyse. La "solitude du geek", comme dit plus haut !
Gromovar a dit…
Merci Angua. Et well met :)
Acr0 a dit…
Je viens seulement de lire que Jo Walton avait donné beaucoup d'elle dans le personnage de Morwenna. Voilà une des raisons, sans aucun doute, pour lesquelles j'ai trouvé la protagoniste si authentique. Je la trouve également touchante par sa vision des choses et son amour pour la littérature. D'une manière générale, je pense que l'identification du lecteur fonctionne, bien que sur des points différents de son voisin.
Gromovar a dit…
Tout à fait :)
Hélène Louise a dit…
Un voilà une autre critique qu'elle est belle ! ^-^
Bon, je triche, je repère les livres que j'ai adoré, quand on est du même avis ça aide...
Tout de même je te félicite d'avoir relevé la relative insignifiance du contenu des livres en eux-mêmes (certains lecteurs se sont plaint de l'effet liste, soi-disant prétentieux - ah bon - et d'autres plus nombreux se sont empressés de remplir leur pal !) sur l'évolution de la jeune fille.
D'ailleurs je peux le confirmer, cette "vieille" SF m'est hélas assez hermétique, mes lectures d'enfance et d'adolescence ont été tout autres, et pourtant j'ai été au diapason de Morwenna de la première à la dernière page, quelques différentes que furent mes expériences.

L'étincelle de génie de ce roman tient dans sa simplicité et dans sa manière de rallier tout ceux qui ont été un jour de jeunes excellents lecteurs à côté de la plaque - mais heureux malgré tout grâce à l'évasion de la lecture.
Et c'est moderne, c'est vrai ! Ou plutôt intemporel. L'héroïne me fait énormément penser à ma fille, qui tarde à lire ce livre, cette casse-pieds... -_-
Gromovar a dit…
Terriblement vrai oui. En synchronie parfaite avec certains lecteurs et leur vécu. Qu'en tire vraiment les autres ? Je l'ignore.

Les enfants sont terribles ;)
Hélène Louise a dit…
C'est un roman intimiste, dans lequel "il ne se passe pas grand chose" (je mets des guillemets, parce que moi c'est l'action qui m'ennuie). Les lecteurs qui l'ont adoré sont donc ceux qui se sont sentis complètement en phase avec l'auteur, ou plutôt avec Morwenna, incroyablement vivante.

Mes enfants sont terribles en effet. Surtout la bête en question qui lit non-stop, en anglais couramment en plus, et qui sait très bien que mes conseils ont toutes les chances d'être bons ! Simplement elle me dit "plus tard" par insoumission, insubordination et entêtement. Moi à son âge, mon bon monsieur, je devais taper dans la bibliothèque des parents et rien d'autre (d'où mon essai de Lautréamont ^-^), je n'avais pas l'embarras du choix !
Mais c'est vrai que c'était au paléolithique, alors on ne peut pas vraiment comparer -_-
Thomas a dit…
Très, très jolie chronique !