Cette chronique vous parlera de la dérive de Jane et de celle du monde.
Jane Smith. Appelons-la Jane Smith puisque c'est le seul nom qu'elle nous donne – même si elle se présente à certains sous le pseudonyme Jill –, sans oublier de signaler qu'elle anonymise aussi, par sécurité, tous les autres protagonistes de Hummingbird Salamander, ce témoignage qu'elle laisse pour un hypothétique avenir et que Jeff Vandermeer présente comme un roman qu'il aurait écrit.
Jane est très grande, très costaude, très forte, une montagne de femme. Elle a grandi dans une ferme. A perdu un frère à l'adolescence. Vit avec son mari et sa fille adolescente. Travaille dans la sécurité corporate (une des seules femmes à ce poste dans une firme où l'on est, à juste titre, aussi paranoïaque qu'à la CIA).
Un jour, le barista d'un coffee shop lui remet une enveloppe qui contient une clef, une adresse et un numéro. Au dos de l'enveloppe est griffonné : « If you received this, I am already gone. You’re on your own. But not alone. ». Intriguée, Jane se rend à l'adresse indiquée, et ouvre à l'aide de la clef le lieu indiqué par le numéro. Dedans presque rien, juste une boite en carton. A l'intérieur de la boite il y a un colibri empaillé posé sur un petit socle et un morceau de papier sur lequel est écrit : « Hummingbird .. .. .. Salamander —Silvina ». Rien d'autre. Ces deux objets cryptiques délivrés par un inconnu de la part d'une inconnue suffiront pourtant à bouleverser la vie de Jane et peut-être à changer la face du monde.
Hummingbird Salamander est un thriller situé dans un futur immédiat pré-dystopique caractérisé par l’effondrement des systèmes naturels et les conflits inter- ou intra-étatiques (un futur post-COVID, imaginé en 2021, qui ressemble furieusement à notre présent).
C'est aussi un roman littéralement pénétré par la question écologique dont on sait qu'elle est chère à Jeff VanderMeer. Le livre est, c'est heureux, un roman très documenté ; sur l'effondrement bien réel des écosystèmes, VanderMeer est quelqu'un qui sait de quoi il parle et ça se sent ici à chaque page. Documenté mais aussi concerné, ce deuxième aspect étant tout aussi sensible que le premier.
Le colibri – puis la salamandre – représentent la fragilité et la complexité d'un monde vivant que l'humanité déséquilibre au-delà de ce qu'il peut supporter : la complexité d'organismes dont les modes de vie et de reproduction sont le fruit de merveilles d'évolution, et la fragilité qu'implique le fait que ces organismes soient adaptés à des écosystèmes qui, s'ils venaient à disparaître, entraîneraient aussi leur disparition.
Qu'est-ce qui pousse Jane Smith ? Pourquoi se lancer ainsi dans une quête initiée par une inconnue ?
En dépit de sa force physique – qu'elle entretient en faisant de la salle – Jane est une femme fragile psychologiquement, échouée dans une vie qui ne lui apporte presque rien. Extérieurement, Jane semble cocher toutes les cases de la normalité : emploi intéressant, mari aimant, fille sans problème majeur. Une housewive plutôt successful. Mais Jane a un lourd passif familial, qui revient sans cesse à sa mémoire alors qu'elle aurait tant voulu l'avoir définitivement laissé derrière elle lorsqu'elle quitta pour toujours la ferme de son enfance.
Abandonnant, presque inconsciemment mais de façon aussi résolue que méthodique, le confort émollient d'une vie sans aspérité ni saveur, se lançant sur les très élusives traces de Silvina (dont elle découvre vite qu'elle était une héritière mais aussi une activiste accusée d'écoterrorisme et récemment décédée), Jane Smith va peu à peu brûler tous ses navires.
Cherchant à comprendre le colibri, cherchant à retrouver la salamandre que le papier annonçait (et qui lui rappelait, étrange écho, son enfance), cherchant à détecter les traces de Silvina dans le monde réel, Jane réalise vite qu'elle est suivie, surveillée, menacée. Commence alors une fuite en avant paranoïaque qui lui fait quitter sa famille, son emploi, sa maison et la certitude, jusque là établie, d'une sécurité à laquelle elle pouvait aspirer. Une fuite qui l’entraîne jusqu'au retrait complet du monde – pour participer, peut-être mais sans certitude, à la renaissance de celui-ci.
Hummingbird Salamander est un roman dont les thèmes et le traitement rappellent immanquablement la trilogie de la Zone X. Anonymat, organisations mystérieuses, double-jeu et incertitude, menace omniprésente et cadavres en série. Fuite en avant paranoïaque, ai-je écrit, mais même les paranoïaques peuvent avoir des ennemis, et des ennemis prêts à tuer. Au service de qui ? Pour protéger quoi ? C'est ce que Jane Smith cherche à savoir, sans jamais trouver de réponse claire jusqu'à une fin qui, c'est heureux, éclaire les tenants et aboutissants de toute l'affaire.
Au service de ce récit, VanderMeer met en œuvre un style très cut, fait de phrases courtes, souvent nominales, installant un ton fiévreux et un rythme frénétique qui saisissent le lecteur et ne le lâchent plus. Même si, grande confusion oblige, les explications ne viennent que très lentement éclairer le dense brouillard de guerre instauré par Silvina elle-même, on ne peut abandonner la lecture tant la disparition/dissolution progressive d'une femme dans les ombres de la clandestinité et les méandres de sa mémoire traumatique familiale sont littéralement fascinants.
Hummingbird Salamander est un roman qui traite à la fois de l'urgence réelle qu'il faut adresser et de la folie obsessionnelle presque suicidaire qui saisit ceux qui ne voient plus qu'elle.
Un roman qui met en résonance les violences que les hommes s'infligent entre eux et celles qu'ils infligent au vivant.
Un roman palpitant, jamais trop long, même quand il semble l'être, et laisse un peu lessivé quand on en tourne la dernière page.
Un roman qui ramène l'essence de la Zone X dans le monde réel. Un grand cru de VanderMeer.
Pourquoi n'est-il pas traduit ?
Hummingbird Salamander, Jeff VanderMeer
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