Horizons obliques - Richard Blake

Sortie demain de Horizons obliques , un one-shot SF de Richard Blake. Il y a des années que Jacob et Elena Armlen se sont perdus dans une dimension parallèle qu'ils tentaient de cartographier. Depuis aussi longtemps Adley, leur fille, veut les retrouver. Après un long entrainement elle part donc en quête de parents depuis trop longtemps absents, à travers des mondes incroyables, avec l'aide de ses grands-parents, d'un impressionnant appareillage technologique de voyage transdimensionnel, de ses dons de prescience, et d'un robot humanoïde nommé Staden. Si le scénario, plutôt contemplatif, pourra désarçonner certains lecteurs, on ne peut qu'être impressionné par la beauté envoutante des planches réalisées intégralement par un auteur qui est peintre avant d'être bédéaste (et dont c'est le premier album) . Dès la première page représentant un rêve d'Adley portant un ours polaire sur son dos on est saisi par le style et la qualité graphique de l'album. L&

Le Meilleur des mondes - Aldous Huxley - nouvelle trad. Josée Kamoun


Josée Kamoun est la traductrice littéraire qui avait commis le « néoparler ». C’est donc d’un œil tremblant que je m’approchai de sa nouvelle traduction du Meilleur des mondes. Qu’en était-il ici ? Réponse ci-dessous.


Je ne présenterai pas extensivement Le meilleur des mondes aux lecteurs de ce blog (qui, certes, ne l'ont pourtant peut-être pas tous lu mais, dans ce cas, Wikipédia est leur ami).

Juste deux mots de tapissage. Le Meilleur des mondes est l’histoire :

  • de Bernard Marx, un alpha (dominant) déviant qui ne se satisfait pas de l’état de la société, notamment en ce qui concerne l'absence d'intimité et d'exclusivité dans les relations interpersonnelles,
  • de Lénina Crowne, une bêta que Marx aime avec exclusivité – donc de manière inconvenante –, et ce n'est que l'une des nombreuses déviances du bonhomme,
  • de Mustapha Mond (ancienne trad. Meunier), l’Administrateur mondial dont la lourde responsabilité est d’assurer à tout prix la stabilité d’une société qui a décidé après de grandes guerres meurtrières que rien ne valait l’ordre et la prévisibilité, et que ceux-ci trouvaient naissance dans le contrôle et la standardisation (du tayloro-fordisme social donc, nous y reviendrons),
  • de Helmholtz Watson, autre alpha torturé, également ami de Bernard Marx,
  • du Sauvage, un enfant élevé par sa mère (horreur !) dans la Réserve (donc hors de la société paradisiaque du Meilleur des mondes) où celle-ci s’était perdue il y a des années, et où elle dégénère physiquement depuis, alors que les habitants normaux du Brave New World ne se dégradent jamais jusqu’à leur dernier jour. Dernier détail sordide : le Sauvage est le fruit d’une conception naturelle et il a donc grandi neuf mois dans un utérus humain (et ça, c’est le comble de l’horreur !) quand les humains normaux tels que vous et moi sont conçus en éprouvettes, clonés et customisés,
  • et l'histoire d’autres encore, plus en arrière-plan, qui servent d’obstacles, d’adjuvants, ou d’agents de contraste.


Le Meilleur des mondes raconte leurs interactions, tendues et tumultueuses dans un monde qui ne vise que la stabilité et l’ataraxie. On y assiste à la « visite » du Sauvage dans la société moderne de Mon Ford, un désastre programmé qui commence par la confrontation (parfois verbeuse) entre sa vision traditionnelle du monde et la doxa de la société fordiste pour s'achever dans sa révolte contre le « bonheur » programmé qu’offre ce monde à des citoyens/sujets qui n’ont jamais eu l'opportunité de le demander ou de le désirer spontanément. Un bonheur que, de fait, ils vivent néanmoins ardemment car la sélection « scientifique » et le conditionnement hypnopédique qu'ils ont subis les y poussent.

Tout ça ne peut pas bien se terminer, du moins pour les protagonistes les plus exposés.


Situé dans une dystopie infiniment moins brutale que celle du 1984 d’Orwell, le Brave New World de Huxley n’en est pas moins terrifiant par ce qu’il dit des capacités de contrôle que possède une société à haut niveau technologique décidée à contrôler. Et, relu aujourd’hui quelques décennies après une première lecture, il impressionne par son caractère visionnaire, finalement bien supérieur à celui de 1984 en dépit de ses incroyables immeubles multicolores et de son côté résolument ironique et caricatural. Qu’on en juge !


Certes, Huxley n’a pas prévu dans son roman l’importance de la fission nucléaire (il s’en explique dans la deuxième préface) ou de la génétique, certes il n’a pas vu non plus les technologies numériques et place des liftiers (Epsilon-moins) dans ses ascenseurs, certes il a zappé l’écologie (même si le gnangnantisme qui en tient souvent lieu irait bien à des habitants du Meilleur des mondes qui maîtrisent à merveille le langage de l’orthodoxie puérilement exprimée), certes il décrit les horaires et trajets des transatlantiques comme seul peut s’en ébaubir un homme de son temps, mais :


Le Meilleur des mondes comme roman du taylorisme est un chef d’œuvre. Huxley pousse la volonté de standardisation et de rationalisation à l’extrême de ce qui est imaginable. La fabrique des humains adaptés au système productif fait inévitablement penser à ce « right man in the right place » que Taylor appela de ses vœux et ne put jamais vraiment trouver, ce mythique rouage parfait du système qui exécuterait sans même le vouloir, ou pire, en ne désirant rien plus que ça, la fameuse « one best way » définie par les ingénieurs-méthode. De même la chaîne, omniprésente dans le roman, est celle qui, dans les usines tayloro-fordistes (mon Ford !) entraîne les pièces mécaniques et donne le tempo de la production.

On me dira que le tayloro-fordisme est grandement dépassé. En Occident peut-être mais pas partout, loin de là. Et, d’autre part, le taylorisme dans sa version non industrielle a gagné aujourd’hui le secteur des services, les salariés des fast food, les chauffeurs überisés, ou les répondants des centres d’appel en savent quelque chose. Standardisation et rationalisation des processus sont partout dans le roman comme ils le sont dans notre monde et bien plus aujourd'hui qu’à l’époque d’Huxley.


Le Meilleur des mondes est aussi un roman du fordisme comme système encastré de production/consommation. Si la production, rationalisée, est énorme, il faut que la consommation le soit aussi, sinon la crise de surproduction guette (Huxley a connu 1929). Il faut alors valoriser sans cesse la consommation, interdire les nouveaux jeux qui ne nécessitent pas plus de matériel que les anciens, pousser à consommer sans répit ce qui est produit afin d’atteindre la version locale du bonheur (dans 1984, c’est la guerre qui justifie la production en détruisant ce qui deviendrait, sans elle, surplus, alors qu’ici tout est consommé, dans une frénésie qui ne peut qu’évoquer les Black Friday et autres promos Nutella, là encore on se croirait chez nous).

Cerise sur le gâteau du parallélisme entre le monde d'Huxley et le nôtre, on consomme, ici comme là-bas, beaucoup de loisirs. Ils sont devenus des objets à produire, sans plus, dans une marchandisation du temps non productif où temps libre, société de loisirs et gamification du monde sont empaquetés ensemble.


Production et consommation se rejoignent donc pour rendre le travail désirable et assurer une stabilité opérationnelle à la société comme Herbert Marcuse le pointait dans L’homme unidimensionnel (32 ans après Huxley !). Elles bénéficient pour cela de l’aide de slogans omniprésents qui sont de nature publicitaires (quant bien même ils seraient, pour beaucoup, hypnopédiques). On retrouve donc ici l’emprise croissante de la publicité sur un monde dont elle finance les services « gratuits » et la manière dont les travaux sur l’économie de l’attention sont utilisés par les promoteurs de ces réseaux sociaux envahissants qui captent le temps de cerveau et, de surcroît, enferment leurs utilisateurs dans des bulles cognitives qui n’ont guère à envier à celles que décrit explicitement Mustapha Mond dans une de ses tirades.


Le Meilleur des mondes c’est, explicitement et sur un ton ironique, Faust qui s’adresse à l’enfant imbécile qui sommeille dans chaque humain, c’est donc une métaphore particulièrement bien vue du capitalisme consumériste tel qu’il s’est développé sans limite depuis le temps d’Huxley.

Lisant Le Meilleur des mondes et faisant encore quelques parallèles :

  • entre la bienveillance du Brave New World et celle qu’impose notre époque confite dans l’huile,
  • entre les communions extatiques des Orgies-Prodiges et celles qu’imposent ici les événements sportifs ou émotifs globaux et consensuels,
  • entre la pensée par slogan qui tient lieu de pensée ou justement n’en tient pas lieu, là-bas comme ici,
  • entre, là-bas comme ici, la prise en charge socialisée de fins de vies dont on se décharge autant que possible,
  • entre là-bas le souci sociétal de mourir utile en léguant son phosphore et ici l'inquiétude face au bilan carbone des inhumations,
  • entre là-bas la sécularisation d’un monde oublieux de son passé et dévotement voué à Ford qui ne comprend pas le Sauvage et ici le nôtre qui se voue à des principes abstraits et ne parvient pas de ce fait à comprendre les revendications ou les diktats religieux émergents,

j’en sors bien plus impressionné que lors de ma première et maintenant ancienne lecture. Le bien plus récent Bonheur tm, de Jean Baret, m’avait fait le même genre d’effet.


Et la traduction alors ?

Brave New World n’a pas donné au monde un nom commun tel que novlangue. Le risque de controverses était donc ici limité et Kamoun explique en postface des choix de traduction qui ne paraissent pas choquants. Le roman se lit sans aspérité ni bizarrerie, c’est donc que la traduction doit être bonne et la langue dans son temps.

Si j’étais plus sérieux j’aurais cherché dans mon bordel mon exemplaire original pour faire des comparaisons, mais je laisse ça aux universitaires que ça amusera.

Quoi qu’il en soit, il faut lire ou relire Le Meilleur des mondes, il est bien plus percutant, hélas, aujourd’hui qu’hier.


Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley, trad. Josée Jamoun

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