Jean-François Seignol est un ingénieur-chercheur français passionné de tango argentin et de littérature de l'Imaginaire. Ca nous fait un point commun, faute de deux.
Il publie aujourd'hui, le 17 mars pour être exact, son premier recueil de nouvelles, sobrement intitulé "Le tango des ombres".
Sous une jolie couverture dorment cinq nouvelles, de longueurs diverses, qui n'attendent que d'être invitées à la danse par un lecteur auquel elles livreront leur substantifique moelle. L'union, la fusion entre le texte et le lecteur (au milieu de laquelle un troisième est toujours de trop – on lit seul), c'est de ça aussi dont il est question dans le tango (pour ce que j'en ai compris) : inviter, être invitée, attirer, appeler, se rapprocher puis fusionner, durant un court moment d'éternité au cours duquel l'essence et la sensualité des deux danseurs se mêlent, les emmenant chacun vers un plaisir et une sérénité impossibles à atteindre autrement, si forts qu'ils peuvent couper le souffle. Tango, lecture, même combat.
Cinq nouvelles donc, précédées par une préface de Catherine 'Kat' Dufour comme en lever de rideau. J'ai beaucoup aimé les trois premières, moins les deux dernières.
Le tango des ombres, qui donne son titre au recueil, est un récit dystopique qui joue habilement du tango comme substitut à...(il faudra lire). Instrument de résistance, non pas symboliquement comme c'est souvent le cas mais ici comme moyen opérationnel de celle-ci, le tango est utilisé par un groupe de rebelles en lutte contre un pouvoir autoritaire. Un de ces pouvoirs oppressifs, comme l'Argentine en a connu tant (vous ai-je dit de lire Notre part de nuit ?), qui ne tolère le tango que parce qu'il représente dans son esprit une survivance folklorique non subversive qui permet au peuple d'avoir l'illusion d'un espace de liberté ; là, le pouvoir et son Ministère de la Culture et des Traditions se trompent.
Dans un cadre rétrofuturiste qui sent le film noir et le ciel de plomb, on s'y enfonce, sur les traces d'Emilio, l'agent du C-Sub à la traque des résistants, dans le monde des milongas, où la nuit est chaude, la chaleur moite, où virilité et féminité s’affrontent dans une joute sans arme mais pas sans conséquences, et où les jeux et rôles que jouent les tangueros répondent à ceux joués par rebelles et sicaires étatiques. Un monde, décrit avec force détails, dans lequel il est aussi facile de se perdre quand on est passionné que de se cacher quand on veut échapper à une dictature. Quitte à en payer le prix.
Démocratie contemporaine après, dans La nuit où tu m'aimeras, pour un récit d'obsession résolument fantastique. Quand un tanguero se prend d'une passion de plus en plus violente pour une tanguera qui n’éprouve rien pour lui, il est tentant d'invoquer la puissance sensuelle, sexuelle même du tango et de sa figure tutélaire Carlos Gardel. Quand une voix séduit, quand une voix envoûte, quand une voix fait perdre la raison, un amoureux transi peut être tenté d'en user pour parvenir à ses fins, dans un récit d'abus qui évoque autant le fantastique le plus classique que certains textes de Lovecraft. Plus court que le précédent, il est plus immédiatement percutant, et tant sa conduite que sa chute raviront le lecteur fan de House of Secrets ou House of Mystery, entre autres.
Candombe, le plus réussi des trois premiers imho, est un récit de SF dans lequel Garyl, un colon envoyé sur une planète récemment ouverte aux humains, y découvre les arbres-tambours dont les martèlements lancinants résonnent dès la nuit tombée dans toute la jungle et jusqu'à la petite colonie humaine. De ces arbres « musicaux » pendent des lianes dont certains colons disent qu'elles les enlacent doucement. Pris en étau entre la sécurité de la société concessionnaire qui veut que les arbres soient abattus les plus vite possible pour en extraire les ressources qu'ils renferment et des colons de plus en plus nombreux qui semblent pratiquer un culte de la nature dont les lianes semblent être au centre, Garyl devra choisir un camp. Exploitation des ressources locales ou préservation d'une altérité vierge, le conflit dans la colonie montera aux extrêmes, d'autant qu'il y a bien plus de passion que de raison dans la conversion des colons.
Transposer le tango et son pouvoir de séduction sous une autre forme d'où la danse est absente est une bonne idée parfaitement réalisée. Sur un thème connu – la préservation des exoécosystèmes – Seignol innove en faisant de la préservation un choix guidé par une passion sensuelle. Bien vu et réussi.
Les deux derniers textes, Paso Doble, un tango queer dans lequel se trouve ou pas un doppelgänger et qui enseigne à un tanguero à se lâcher pour danser jusqu'à comprendre qu'il y a autant de liberté et de choix dans le fait d'être guidé que dans celui de guider, et Le flot, dans lequel un couple de scientifiques danseurs iront danser jusqu'à la fin du temps à proximité de Sagittarius A* m'ont plutôt laissé de marbre. Trop centrés sur le tango lui-même sans doute, ils ne sont pas parvenus à toucher un lecteur qui ne connaît pas le tango, n'en écoute pas, et en entend parfois sans y prêter grande attention. D'autres lecteurs plus concernés seront peut-être plus sensibles à ces deux textes.
"Le tango des ombres" est un recueil agréable à lire, même quand il est moins excitant. Les trois premiers textes sont de belles illustrations de la façon dont on peut intégrer une passion dans une autre ou illustrer l'une par l'autre.
Le tango des ombres, Jean-François Seignol
Commentaires
Je vous suggère Manuel Puig,l’auteur argentin du Baiser de la femme araignée et ”Le plus beau tango du monde”.