La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Numérique - Marina et Sergueï Diatchenko


Il y a 18 mois paraissait en français Vita Nostra, premier volet du triptyque des Métamorphoses. Roman dur, surprenant, brillant, qui alliait à de grandes qualités d'intrigue le fait si rare d'être original donc surprenant, il obtenait à juste titre le Prix Planète-SF 2020.
Voici qu'aujourd'hui arrive "Numérique", un deuxième opus qui n'est pas du tout une suite mais retravaille des thématiques proches entre faux roman d'apprentissage (j'insiste encore une fois) et dévoilement du monde. Est-il à la hauteur de son prédécesseur ? To make a long story short, NON. Détaillons.

Les deux romans partagent de nombreux points communs quant à leur déroulement.
On y suit la vie d'Arsène, un jeune garçon de 14 ans, solitaire, très intelligent, éleveur de chiots virtuels, et complètement accro aux jeux vidéo. A un en particulier : Bal Royal, dans lequel il a réussi, à force de manipulations, à se hisser jusqu'au statut envié de Ministre, l'élite de l'élite dans l'univers virtuel du Bal. Un statut de Ministre qu'il est en train de perdre face à d'autres manipulateurs, ce qui l'oblige à aller encore plus loin que d'habitude dans l'intrigue et la trahison. Jeux d'enfants diras-tu, lecteur. Pas vraiment. Car en agissant de la sorte, Arsène a éveillé l’attention d'organisations bien peu recommandables dans le monde réel.

Heureusement pour lui et surtout pour son espérance de vie, les exploits virtuels d'Arsène ont aussi attiré un personnage étrange, Maxime, qui semble vouloir le protéger et le prendre sous son aile. Qui lui propose même, en raison de ses dons de manipulateurs, un « emploi » dans la société de jeu vidéo qu'il dit posséder. De là, Arsène entre dans un autre monde dont il ne soupçonnait pas l'existence. Un monde dans lequel réel et numérique s'interpénètrent, dans la cadre d'une emprise toujours plus grande de la virtualité sur la construction de la réalité même – a fortiori si l'on considère que la réalité n'est rien d'autre que l'ensemble de la perception et des interprétations que les humains ont du monde physique.
Il y a donc un monde derrière le monde, et un adulte aide un jeune à le découvrir, à travers une série de tâches qui le feront sortir de son safe space ;) personnel qui est, de fait, celui de tous les humains.

"Numérique" est la plongée d'Arsène dans une part non négligeable de la « réalité » contemporaine du monde. Le garçon accro aux jeux, qui vit de la vente de chiots virtuels, et n'a que peu de contacts face to face avec ses congénères est le fils unique d'une famille plus indifférente que bienveillante. Une mère dont la vraie vie, celle qui compte vraiment pour elle, se trouve entre son blog, les réseaux sociaux, et les « amitiés » distantes qu'elle s'y est faites ; une vie dans laquelle elle oscille sans fin comme un pendule absurde entre des successions d'extases et d'indignations quotidiennes. Un père qui passe, lui, des heures sur les chaînes d'infos continues, à se réjouir ou s'indigner d'événements « politiques » comme sa femme le fait d'événements « intimes » ou de faits divers. Entre les trois, guère de communication véritable, pour ne pas dire aucune. D'amis, Arsène n'a guère non plus. Une vague copine au lycée – qu'il sèche par ailleurs allègrement – et des fantasmes non concrétisés de garçons de 14 ans plein de testostérone.

Quand Maxime pénètre dans cette famille quelque part atrocement banale, il ouvre à Arsène les portes d'un monde qui vont l'attirer autant que l'inquiéter.
En sa compagnie et sous sa direction – jamais contrainte mais tellement séduisante – Arsène découvre la réalité du monde, avant d'y participer lui-même comme acteur.

Il découvre les processus de conditionnement publicitaire qui utilisent les neurosciences pour manipuler (ceux-là mêmes qu'utilisent les concepteurs des app de jeux, pour smartphone notamment, ou qu'ont « inventé » les concepteurs du bouton Like).
Il goûte au plaisir de lutter et de vaincre physiquement (de battre l'autre, corps à corps, dans une confrontation de laquelle il sortira blessé).
Il éprouve aussi celui de commander, de créer un collectif soudé tourné vers l’agression de collectifs ennemis (comme le firent les totalitaires de tous bords, et comme Ron Jones démontra que c'était facile à faire).
Il constate de visu que les interactions « humaines » sur les réseaux émanent en partie de bots ou de manipulateurs humains, et que les chaînes d'infos véhiculent plus ou moins volontairement le même type de messages préformatés pour atteindre un but visé en terme de réaction émotionnelle attendue.
Il découvre à quel point l'addiction est forte, la sienne bien sûr qui parvient à le ramener régulièrement sur Bal Royal, mais aussi celle de sa mère par exemple qui s’effondre littéralement lorsqu'elle doit pour un temps clôturer son blog.
Il expérimente le pouvoir que donne la maîtrise des flux numériques qui organisant et meuvent la société, lorsque, courtesy of Maxime, il obtient les moyens de manipuler lui-même les dits flux ; et s'il tente parfois de faire le bon Samaritain, il succombe d'autres fois à la tentation d'utiliser ces pouvoirs pour des mobiles aussi égoïstes que peu respectueux.

Il voit comment lui et tous les autres ne sont contraints à rien mais engagés à prendre part à des activités qui, d'une manière ou d'une autre, activent leurs circuits cérébraux de la récompense.
Marcuse décrivit l'Homme unidimensionnel comme réduit à son statut de producteur et poussé à la docilité par la volonté de consommer ; les Diatchenko imaginent un monde, de fait le nôtre, dans lequel le raisonnement de Marcuse est poussé à l’extrême, un monde dans lequel on peut être réduit à l'esclavage productif même pour consommer du virtuel.
Finalement, tout revient à contrôler les comportements, et comme l'émotion le permet bien plus facilement que la raison, il faut jouer sur elle, la créer, l'amplifier en la démultipliant, par toutes les voies possibles (réseaux, info continue, jeux, etc.), jusqu'à séparer les hommes en clans binaires et opposés EUX/NOUS toujours plus prompts à ressentir des émotions fortes qui court-circuitent la raison et tout sens critique.

Au milieu de ce maelstrom, Arsène finit par comprendre qu'on « programme » les humains comme lui-même programme ses chiots virtuels, et dans le même but, en faire des outils. Qu'on le fait sans les contraindre, juste en les séduisant comme le joueur de flute le fit avec les enfants d'Hamelin.
Tout du long, il tente de trouver une place, de savoir quoi faire de sa vie, du savoir qu'il vient d'acquérir, et des grands pouvoirs que Maxime lui a offert. Mais c'est difficile, il tâtonne, découvre que si tout est possible rien n'a de valeur (ce qui fait un peu maxime d'agenda lycéen), hésite et oscille jusqu'à une décision ferme qui amènera la fin logique du roman.

Tout cela est bel et bon mais a déjà été dit de très nombreuses fois sous de nombreuses formes. En France notamment par un auteur dont on dit qu'il écrit « plus que de la SF », même si c'est toujours la même obsession qui tourne comme un disque rayé, ainsi que par ses nombreux suiveurs hexagonaux aussi inquiets que peu convaincants dans la banalité de leurs métaphores. Nihil novi sub sole ; la vie est courte, trop pour lire plusieurs fois les mêmes avertissements sous des plumes différentes.
Pour continuer dans le registre déception, passons sur les invraisemblances informatiques des passages de la chair au nombre et retour ou de la conversion à sens unique humain/personnage ; si tu lis, lecteur, tu comprendras.
Ayons aussi un œil indulgent pour Maxime, l'un des avatars incarnés d'un Numérique qui serait une sorte d'idée platonicienne, un concept bien moins acceptable que les approches ligotiennes de Vita Nostra.
Faisons enfin comme si on n'avait pas remarqué que le fond politique souvent abordé n'est jamais creusé.

Faisons fi de tous ces défauts.
Le pire imho est que le roman est très vite transparent. Là où Vita Nostra jouait sur l'incompréhension et la peur, "Numérique" est rapidement lumineux dans sa direction, pour peu qu'on fréquente un peu le milieu qui est le nôtre. Rien de surprenant, que du convenu, ou au mieux du réchauffé. Tout le contraire d'un Vita Nostra qui laissait son lecteur dans l'ombre et dont certains discutent encore du sens de la fin – alors qu'ici...

Alors fait-il jeter "Numérique" ? Même si rien n'y est réussi, le roman n'est pas désagréable à lire – on peut y projeter soi-même ou ses proches, sursaut d'émotion (et oui !) qui n'aura bien sûr aucune conséquence sur le comportement d'aucun lecteur.
Si je devais dire à quoi peut servir "Numérique", je dirais qu'il est un bon roman d'initiation pour un novice en Imaginaire qui ne verra ni les redondances avec d'autres œuvres ni les absurdités informatiques. Un débutant aura l’impression d'y apprendre des choses (comme dans ces romans de Maxime Chattam où le lecteur a l’impression de pénétrer de son fauteuil une réalité dont il n'avait pas connaissance), il en sortira content, peut-être avec l'envie de lire d'autres choses, et ceci sans devoir être passé par l'omniprésent gourou de la SF numérique inquiète française. C'est déjà pas mal. Mais pour toi et moi, lecteur, c'est peu.

Numérique, Marina et Sergueï Diatchenko

Commentaires

Vert a dit…
"et ceci sans devoir être passé par l'omniprésent gourou de la SF numérique inquiète française." => c'est Celui-dont-tu-ne-veux-pas-prononcer-le-nom ? xD
Bon je reste curieuse même si je note tes réserves.
Baroona a dit…
Je demanderais bien si c'est mieux ou moins bien que la Horde, mais j'ai une meilleure question : est-ce que ça aurait déjà été du réchauffé en 2009 ?
Gromovar a dit…
@ Vert : Comme Hastur ;)

@ Baroona : En 2009, l'emprise numérique était moindre, même s'il apparaissait bien qu'elle était en train de le devenir. L'avantage d'être un vieux de la vieille c'est qu'on a vu le monstre naitre et grandir en temps réel. En dépit de toutes les exhortations.
Gurzeh a dit…
J’ai quand même l’impression que Vita Nostra n’a pas été écrit par les mêmes mains. Je n’en suis qu’au début mais que c’est poussif!
Gromovar a dit…
Oui, en effet, c'est très surprenant. Si j'avais commencé par celui-ci je n'aurais pas poursuivi après.
Gurzeh a dit…
Je vais finir par écrire ce que je veux lire