En 2016, Christian Chavassieux recevait le Prix Planète-SF des Blogueurs pour son roman Les nefs de Pangée. J'en avais personnellement beaucoup apprécié le style, comme j'avais beaucoup aimé, trois ans auparavant son surprenant Mausolées.
Avec "Noir Canicule" et son histoire de paysans voyageant en taxi des environs de Roanne à Cannes, Chavassieux quitte les mondes imaginaires qui ont ma préférence. Mais pourquoi ne pas faire de temps à autre une incursion en terrain « normal », a fortiori quand on sait apprécier le style littéraire de l'auteur ?
"Noir Canicule" se passe à l'été 2003. Les plus jeunes savent peut-être que l'Europe connut alors une longue canicule meurtrière, les autres l'ont vécue et se souviennent de leur souffrance, dans un Hexagone où la climatisation était encore anecdotique et le gouvernement un temps aux abonnés absents. Ca, c'est pour ceux qui y survécurent, en France 15000 personnes – surtout des personnes âgées – ne virent pas l'épisode caniculaire finir.
Durant cette parenthèse, qui suspendit un temps toute la société aux oscillations du mercure, se rencontrent et se côtoient brièvement plusieurs personnages dont tous ne verront pas la fin de la canicule.
Il y a d'abord Lily, la chauffeuse de taxi, la quarantaine, larguée après plus de vingt ans par un mari qui lui préfère une fille plus jeune. Dans le taxi avec Lily, Henri et Marie, deux vieux paysans du Roannais, de braves gens, en route pour un mystérieux rendez-vous cannois. Henri, visiblement très malade d'un cancer, tente de faire bonne figure devant Lily. Marie, son épouse d'une vie, prend soin de lui par petites touches constantes qui paraissent habituelles mais semblent gêner Henri maintenant qu'elles ont un public en la personne de Lily. Pudeur honteuse des hommes rudes de la terre devant leur faiblesse physique (les deux premières pages sont édifiantes).
« Autour » du taxi, dans l'entourage des voyageurs, une galaxie vit et s'agite
Les filles de Lily, entre enfance studieuse pour l'une et adolescence en mal d'exubérance pour l'autre. Jusqu'au risque excessif.
L'ex-mari de Lily, dont le beau-père est emmené d'urgence à l’hôpital après un sévère coup de chaud, et qui se retrouve seul à gérer tant l'urgence médicale que l'incapacité de sa mère à réagir à l'événement, habituée qu'elle est à s'en remettre à une fille aussi efficace que lointaine. Et s'il n'y avait que ça...
Les fils d'Henri et Marie, Jacques, qui a « réussi » en devenant producteur d'un vin de qualité, Bernard, le cadet, qui est resté à la ferme avec ses parents d'où il sent bien la différence des fiertés et l'ingratitude objective de ses parents. Un homme profond que nul ne voit derrière son masque de paysan, même pas Carine, cette maîtresse de la ville avec qui l'entente sexuelle est grande et qui semble vraiment amoureuse de lui.
Quelques autres encore, qui n'ont pas la parole du tout ou l'ont au contraire de façon bien trop théâtrale pour être honnête.
"Noir Canicule" raconte les relations de ces gens, l'amour, le désir, les déceptions, les mensonges, les haines plus ou moins sourdes, le besoin éperdu de reconnaissance, tout l'amas de petits (ou grands) secrets, de choses non dites voire non pensées qui forment le soubassement et le passif de toute relation un peu durable. Le tout est exacerbé par la canicule et ce voyage dont on comprend qu'il dissimule de nombreux non-dits, certains terribles.
"Noir Canicule" dit aussi, avec des mots qui ne sont pas ceux de Mendras, cette Fin des paysans que le sociologue décrivait dès 1967. Un monde meurt, un monde est mort, et seules de très vieilles personnes comme Henri et Marie ne le savent pas encore. Tant qu'ils vivent un peu du monde paysan survit en eux, un monde d'efforts, de sacrifices, de frugalité vertueuse, de claustration volontaire dans un minuscule espace naturel, à l'écart de toute distraction ou de toute tentation. Earth abides.
Ces réalités distinctes, ces mondes, de celui, clos et simple, d'Henri et Marie qui voient la mer pour le première fois, à celui, plus relationnel et compliqué, de Lily, en passant par celui, écartelé entre les deux, de Bernard, Chavassieux les raconte avec une très belle écriture qui pousse à tourner les pages – et à continuer de les tourner même quand on comprend que le roman n'est pas un thriller et qu'il n'y aura sans doute pas de grande révélation cataclysmique. Une très bonne lecture.
Noir Canicule, Christian Chavassieux
Commentaires
Mon préféré est Mausolées.
Merci !
Et son niveau d'écriture est toujours élevé, quel que soit le genre.