Le 17 avril 1975, après presque dix ans de guerre civile et en pleine Guerre
Froide, le
Parti communiste du Kampuchea, plus connu sous le nom de khmers rouges, chasse le gouvernement en place et prend le pouvoir dans le pays. C’est le
début d’un régime totalitaire maoïste, aussi dément que sanglant qui, en
quatre ans seulement, provoqua la mort de 2 millions de personnes sur 8
millions de Cambodgiens. 25% de morts, comme si un régime français provoquait
en quatre ans la mort de 17 millions de citoyens, la plupart parfaitement
innocents de tout crime.
Durant ces quatre années d’enfer, l’Angkar, l’organisation du parti, contrôle
tout et veut créer un homme nouveau, en réformant par la force une partie de
sa population, et en éliminant une autre partie sans la moindre raison
compréhensible pour qui n’est pas habité par la folie meurtrière du régime. Si
le « peuple des campagnes » est considéré par les khmers rouges comme sain,
les autres, le « peuple des villes », est corrompu, contaminé par « l’esprit
et l’impérialisme bourgeois », et doit être excisé ou régénéré. L’Angkar s’y
emploiera avec zèle et constance.
Emprisonnements, meurtres
(y compris de tous petits enfants projetés contre des arbres), tortures
(aussi variées que cruelles), exil intérieur des citadins vers les
campagnes, le régime khmer rouge accomplit une oeuvre de mort presque sans
égale par son ampleur et son caractère aussi méthodique que déterminé.
Pour les khmers rouges, la fin justifie les moyens quels qu’il soient, et
l’éradication des ennemis de la révolution ne doit être arrêtée par aucune
considération morale. De l'irrationalité en finalité comme aurait dit l'autre.
De tous les lieux de la folie criminelle khmer, le plus sinistrement célèbre
est la prison S-21,
l’une des 169 créées par le régime sans oublier les lieux d’exécution ou ceux
de redressement idéologique qui étaient, de fait, des lieux d’esclavage à
mort. En quatre ans, 17000 prisonniers ont été retenus au S-21, affamés,
torturés, photographiés (!), avant d’être dirigés vers un lieu d’exécution tel
que Choeung Ek ; sept
seulement ont survécu.
Au S-21 on dit :
« A te garder, aucun profit ; à te supprimer, aucune perte » ; on y
applique le principe Kamtech :
« C’est détruire, puis effacer toute trace. Qu’il ne reste rien de la vie
et rien de la mort ».
Au S-21, dont le commandant Douch affirma plus tard
« Chaque cadre, chaque unité est comme un sabre et pour savoir si le sabre
est tranchant, il faut l’utiliser », se trouve emmené un jour le peintre
Vann Nath, un nobody
arrivé ici sur dénonciation. De qui ? Pourquoi ? Il ne le sait pas, il ne le
saura jamais. Et ça n’a aucune importance de toute façon, ni pour ce qui lui
arrive, ni pour ses tortionnaires.
« L’Angkar n’est pas bête, il n’arrête jamais de gens innocents ».
Vann Nath va passer un peu plus d’un an dans la prison, une durée très
inhabituelle car les prisonniers étaient à intervalles réguliers emmenés pour
être exécutés, après avoir avoué n’importe quoi sous la torture. Il ne dut son
salut qu’au fait que le régime voulait des peintres officiels
du dictateur Pol Pot et
qu’il en devint un - sans cesser d’être soumis à la menace constante d’être
exécuté si une de ses peintures ou lui-même venaient à déplaire. Ceci n’arriva
jamais, et en 1979, quand le régime s’effondra, l’homme put rentrer chez lui
où il retrouva sa femme et découvrit que son fils était mort.
Après sa libération, l’esprit plein des horreurs vues et subies, Vann Nath
peindra de nombreux tableaux décrivant ce qu’il avait vu ou entendu. Il
travaillera également avec le cinéaste cambodgien
Rithy Panh sur un
documentaire qui décrivait le système d’extermination khmer rouge. Il
témoignera enfin lors du procès de Douch pour crime contre l’humanité entre
2009 et 2010. Ses carnets de peintures furent largement distribués dans le
pays pour servir la mémoire du génocide et l’enseigner aux cambodgiens
contemporains afin de les mettre en garde.
L’album est une biographie sélective et déstructurée de Vann Nath, de
l’arrivée des khmers rouges au pouvoir au procès de Douch. On y voit son
emprisonnement, la mission de peindre qu’il s’assigne après 1979 en retournant
sans cesse sur les lieux de son emprisonnement, celle de témoigner, vers la
fin de sa vie, tant pour la caméra que dans les prétoires.
C’est une histoire très forte
(qui, reproche, met du temps à démarrer) qui n’est pas celle du
Cambodge sous la terreur mais celle de la terreur à travers les yeux et la vie
de Vann Nath, l’une des rares victimes innocentes du régime khmer rouge qui
conserva la vie et put raconter après.
C’est à lire absolument, pour voir, savoir, et rendre hommage au travail de
Vann Nath - et je dis ça alors même que je ne suis guère fan du dessin, très
(trop) volontairement minimal et distant. L’album y perd graphiquement
une partie de la force choquante de son récit ; ce n’était pas le cas par
exemple pour
l’album sur Alain de Moneys. Mais qu’importe, c’est vraiment à lire quand même.
Vann Nath, Mastragostino, Gastaldi
On trouve ici une description complète de l’horreur que fut la prison S-21.
Je pense qu’il est utile de lire.
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