La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

The City we Became - N. K. Jemisin


On dit parfois d'une ville qu'elle est le personnage principal d'un roman. China Mieville, pour ne prendre que cet exemple, a donné vie et profondeur à New Crobuzon. Emile Verhaeren, quant à lui, a dit l'historicité des villes dans son poème L'âme de la ville.

N. K. Jemisin, après les nombreux Prix gagnés pour sa trilogie de La Terre fracturée – dont le Prix PSF 2018 –, se lance dans sa propre interprétation de l'exercice mais elle le fait littéralement, en faisant de New York une entité vivante.

Principe :

Quand une ville est assez ancienne, quand elle est assez dynamique et remplie d'énergie vitale par les interactions de ses habitants même, les villes gagnent une anima, presque au sens jungien du terme. La ville devient alors vivante, elle « naît », devenant une entité sentiente et désirante d'un genre très particulier.
Là, il faut un peu de suspension d'incrédulité, de celle dont disposent les lecteurs de SFFF, et l'un dans l'autre ce principe passe sans trop de difficulté.

Pour que cette « naissance » advienne, la ville à naître a besoin de l'aide d'un avatar choisi parmi ses habitants, qui sera, pour toujours après l’événement, son incarnation dans le monde matériel (le nôtre). Historiquement, l'avatar n’est pas volontaire et n'intègre que progressivement son rôle. Sa tâche est d'abord de permettre la naissance de la ville en la défendant, lors de cet instant délicat, contre un Ennemi mystérieux qui attaque toutes les villes en train de naître. Si l'avatar meurt avant que la naissance soit achevée, la ville connaîtra une catastrophe (c'est ce qui arriva à La Nouvelle-Orléans ou à Port-au-Prince) et restera inerte pour toujours, voire disparaîtra.

Mais New York est une ville énorme, New York est divisée en quartiers aux identités prononcées, et l'avatar de NY, incapacité, à besoin d'une aide urgente. Cinq avatars de quartiers s'ajoutent donc à celui de la ville elle-même. Cinq avatars (Manhattan, Brooklyn, Bronx, Queens, et Staten Island), tous aussi peu volontaires et aussi largués au début que NY elle-même, qui doivent retrouver l'avatar blessé de la ville, le protéger contre l'Ennemi, et permettre – à quel prix ? – la naissance définitive de New York.

Problèmes :

L'Ennemi semble bien plus puissant et organisé que par le passé, et Staten Island n'adhère pas au projet.

Que dire de "The City we Became" ?

D'abord, que je l'ai lu en deux jours, alors qu'il est épais et qu'il m'a laissé dubitatif un bon moment ce qui prouve que Jemisin sait écrire, qu'elle sait capturer son lecteur et l’entraîner avec elle dans l'histoire qu'elle veut lui raconter. Tout s’enchaîne, tout est fluide, et, en dépit du postulat de départ, tout est plutôt clair, des explications arrivant régulièrement dans le fil de l'histoire.

Ensuite, qu'après une première moitié du livre (au moins) qui ressemble à un Speed fantastique, c'est à dire à un grand moment d'action sans scénario autre que le passage d'un risque à un autre risque et d'une scène d'action à une autre scène d'action, l'ensemble prend une tournure plus satisfaisante quand le rythme ralentit un peu, que les personnages se rencontrent et se parlent enfin, qu'il y a du frottement entre eux, qu'ils cessent donc de ressembler à des pions de Monopoly ou à des rôles générique de JdR – même si, à partir de là, on passe en mode groupe de super-héros.

Encore, qu'on y trouve un personnage vraiment attachant, parce qu'il est moins cookie-cutter que les autres, en la personne de Veneza, un second rôle qui s'avance à la fin face aux feux de la rampe.

Enfin, que la vision de New-York comme un aimant à rêves, le melting pot de l'Amérique, une ville d'immigration dont la vitalité vient en partie de sa diversité, correspond à une réalité objective, et que le rappeler n'est pas idiot même si ça peut sembler un peu superflu tant la ville et sa réalité démographique sont connus.

Mais, le roman a aussi plusieurs défauts ennuyeux.

D'abord, je l'ai dit au-dessus, il manque pendant longtemps d'enjeux qui dépassent le simple « Courir et survivre », et on peut trouver que c'est un peu court. De fait, même quand il se calme, il s'agit quand même encore un peu de courir – même si de façon plus réfléchie – et l'enjeu unique reste la survie, ou plus précisément la possibilité d'une naissance vivante. L'histoire, jusqu'à son dernier mot, est celle d'un accouchement difficile, contrarié par une entité qui nuit à la vie même.

Ensuite, dans "The City we Became", Jemisin veut dire des choses. Et autant elle le faisait plutôt bien dans La Terre fracturée ou les nouvelles de Lumières noires, autant ici elle charge la barque au point de la mettre en péril.

Avec ce roman qui touche au fantastique et à l'horreur cosmique en passant (brièvement) par la théorie des univers multiples d'Everett, Jemisin écrit ce qui fait furieusement penser à un Contre Horreur à Red Hook. Dans cette nouvelle de Lovecraft, sans doute celle dans laquelle son racisme WASP s’exprime le plus ouvertement, un flic d’origine irlandaise est confronté à un culte cosmique et à des horreurs sans nom, dans le quartier d'immigration de Red Hook que Lovecraft décrit en des termes évoquant le dégoût qu'il lui inspire.
La nouvelle n'est pas à l'honneur de Lovecraft ; elle existe. Elle a donné lieu à au moins deux réinterprétations intéressantes, explicite et réussie par Victor La Valle, plus tangentielle par Alan Moore. Pas de simple réécriture ici, fut-elle réussie. En le citant, en s'adressant à lui, en introduisant le concept de R'Lyeh, Jemisin règles ses comptes avec Lovecraft lui-même, et il n'est pas possible de passer à coté de sa détestation de l'homme sans laquelle ce roman n'existerait sans doute pas. D'autres ont suivi le même chemin, mais plus balancés dans leurs sentiments, l'ont mieux fait. Ici on est juste dans le ressentiment.

Jemisin est aussi une voix intersectionnelle (ce qui est son droit). Et elle veut que ça se sache (au point d'être lourde). Loin de l’ambiguïté de l'Estraven de Le Guin ou de la difficulté de la gestion mentale des genres chez Ada Palmer, Jemisin propose des personnages dont nous savons presque dès leur apparition qu'elle est leur ethnicité, leur sexe, leur genre, leur préférence sexuelle, en une galerie si diverse qu'on la dirait issue d'un casting. Wishful writing.

Pour démontrer son point, Jemisin livre un récit d'un manichéisme rarement égalé, sauf chez ses adversaires justement. L'univers de Jemisin se divise en deux forces, presque élémentaires, clairement identifiées. Ces forces, qui structurent le multivers en s'y faisant une guerre à mort, ont des incarnations plus ou moins conscientes dans la réalité d'un univers donné. Ainsi, lors de la naissance de New York, c'est littéralement le Bien et le Mal qui s'affrontent, comme à l'aube des temps quand légions angéliques et diaboliques s'opposèrent, parait-il.

Si le camp du bien est constitué de ces humains de toutes origines, courageux et de bonne volonté, qui s'allient pour sauver l'âme de New York, l'axe du mal – pour citer George W Bush – est aussi clairement défini. Passons sur Lovecraft et R'lyeh, nous en avons déjà parlé. Mais ils ne sont pas seuls. Jemisin leur adjoint, pèle-mêle et sans jamais la moindre subtilité, l'Alt right, 4chan, les racistes de base, les flics new-yorkais, les promoteurs, la gentrification, les magasins de chaîne. Ne manque à cet inventaire des alliés du Mal (comme on croyait au Moyen-Age que les chauve-souris ou les boucs l'étaient du Diable) que Brett Easton Ellis auquel Jemisin fait peut-être un clin d’œil avec le personnage de White.

Et puis, il y Staten Island, caricaturale réponse directe à Lovecraft. L'avatar de Staten Island (qui pourrait être le Lovecraft local) est une jeune femme irlandaise, sectaire, coincée, jamais mariée, qui vit chez ses parents. Elle est de surcroît dominée par un père flic (flic irlandais comme le personnage principal de Horreur à Red Hook) potentiellement violent et clairement paranoïaque, comme de juste. Le racisme acquis de la femme, qui déterminera ses choix, est si caricatural dans la puérilité de son expression qu'il prête à rire. Il est si ancré et vivace qu'il a des conséquences tragiques pour la réalité matérielle même. Pas de rédemption possible dans l'univers de Jemisin, pas de changement de point de vue, on est ce qu'on est, et quand on est d'origine irlandaise on part avec un lourd handicap historique.

Que dire alors ?

"The City we Became" est un roman dynamique, prenant, et agréable à lire, en dépit de ses gros défauts dont les principaux sont un propos léger qui ne va guère au-delà de l'affirmation qu'unis nous sommes forts, et un manichéisme qui rappelle tellement les comics de Captain America ou les contes de fées qu'on a du mal à ne pas le lire au second degré, comme un livre pour enfants où les gentils combattent les méchants et finissent par les vaincre.
Mais c'est bien gentil, donc ça plaira.

The City we Became, N. K. Jemisin

L'avis, un peu différent, d'Anudar

Commentaires

Baroona a dit…
Mais est-ce que ça t'a plu, à toi, finalement ? (j'imagine que la réponse est non-manichéenne et correspond à cette chronique, mais hey, faut bien que je commente dans l'esprit du livre)
Gromovar a dit…
Comme tu le comprends, c'est ambivalent.
D'un côté, c'est fun comme un grand huit. Et j'ai pris plaisir à ce tourbillon.
D'un autre, ça casse quand même pas trois pattes à un canard, et j'ai été régulièrement agacé par la volonté manifeste de cocher toutes les cases du bingo intersectionnel sans exception.

Comme quand tu sort avec quelqu'un que tu aimes bien, et qui te fait chier en même temps parce qu'il dit régulièrement des conneries.
"Comme quand tu sort avec quelqu'un que tu aimes bien, et qui te fait chier en même temps parce qu'il dit régulièrement des conneries."

Moi j'dis, ça ferait un blurb original.
Tu sais si Thibaud l'a acheté pour J'ai Lu ? Non, parce que ça pourrait l'intéresser comme accroche de couverture. ;)
Gromovar a dit…
Je lui en parle à la première occasion ;)
Anudar a dit…
De mon côté, si j'ai bien compris que la "coche de toutes les cases" est de nature à déplaire, je me dis que l'on ne peut qu'être impressionné par un roman qui - bien qu'ouverture de trilogie - trouve le moyen d'offrir une conclusion à qui ne voudrait pas aller plus loin. C'est finement écrit, avec intelligence.
Gromovar a dit…
Tout à fait.
C'est un début qui possède sa propre conclusion.
Encore une preuve du talent de Jemisin. Qui n'est plus guère à prouver.
chéradénine a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Gromovar a dit…
Merci à toi. Sincèrement.
shaya a dit…
Normalement j'aime bien ce que fait Jemisin, mais j'ai tendance à être hermétique aux histoires de ville. Plus cette impression de devoir cocher toutes les cases, je vais attendre encore avant de décider si ça se tente ou pas.
Gromovar a dit…
Moi aussi j'aime bien d'habitude mais là, elle se Damasise, dans son genre à elle.