La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Interview Utopiales : Ada Palmer


Ada Palmer est à l'origine de la quadrilogie futuriste Terra Ignota (work in progress - 3 sortis VO, 1 dernier fini VO et à sortir, 1 sorti VF au Bélial, les autres à venir), un monument de pertinence et un futur classique imho.
De passage aux Utopiales elle a accepté de répondre à quelques questions. Avec bonne humeur, sourire, et grande rigueur.

Bonjour Ada, d'abord, laissez-moi vous dire mon admiration pour Terra Ignota. Elle est énorme.
Vous êtes historienne, spécialiste de la Renaissance et des Lumières, vous enseignez à l'université, comment avez-vous décidé d'écrire un cycle de SF ?

En fait, c'est dans l'autre sens que ça se passe. Etre historienne et écrire de la SF est arrivé dans l'ordre inverse. Je veux écrire de la fantasy et de la SF depuis mon enfance. J'ai écrit, très jeune, de petits bouts de textes. Et j'ai fait de l'histoire parce que je m'intéressais aux autres mondes et à la forme que pouvaient prendre d'autres mondes. Faire de l'histoire est le meilleur moyen d'étudier ces possibilités car c'est s'intéresser aux autres formes que le monde a pris. Devenir historienne était le chemin le plus naturel pour une amoureuse de fiction de genre.

Pouvez-vous décrire en quelques mots le monde que vous avez créé ?

Le 25ème siècle que je décris est un monde unifié par un réseau de voitures volantes qui permettent d'aller de n'importe quel lieu à n'importe quel autre en deux heures maximum. Alors dans ce monde il est parfaitement normal de vivre à Nantes, de travailler à Tokyo et d'avoir une réunion à Johannesburg. Et votre conjoint peut aussi vivre à Nantes et avoir des réunions en Antarctique. Tout ceci est normal.

Quand ceci est la norme depuis plusieurs générations, il n'y a plus de raison que votre lieu de naissance détermine votre identité politique. C'est en partie la cas de l'UE aujourd'hui ; vous pouvez être né dans un premier pays, votre conjoint dans un deuxième, vivre dans un troisième en élevant vos enfants qui sont nés dans un quatrième. Les gens se déplacent. Alors votre identité est moins déterminée par le lieu où vous vivez que par le lien le plus fort que vous ressentez pour une identité donnée. Dans un monde de voitures volantes, les nations sont sans frontière et chacun choisit d'être de la nation dont il partage les valeurs plutôt que d'être coincé dans sa nation de naissance ou de résidence.

A propos de l'UE justement, dans Terra Ignota l'Europe est la plus ancienne des Ruches. Au vu des développements récents que sont le Brexit ou la montée des démocraties illibérales de l'Est, ne craignez-vous pas d'avoir été un peu optimiste sur la capacité de l'Europe à durer ?

Non (grand sourire). Il y a toujours du tumulte en Europe. Et si vous regardez l'Angleterre, il y a eu ce swing contre l'Europe mais il y a aussi un back-swing. Des citoyens européens vivent en Angleterre et des Anglais souhaitent rester citoyens de l'UE. Pour le première fois des politiciens discutent sérieusement de la possibilité de jouer avec la citoyenneté et des citoyens demandent sérieusement « Pourquoi ne pourrais-je pas conserver ma citoyenneté européenne même si l'Angleterre sort ? », ce droit pourrait-il être accordé aux étudiants par exemple ? Ce swing a amené des gens à se demander bien plus qu'avant ce que l'UE leur apporte, ce qu'elle fait pour eux, alors pour chaque personne réactionnaire anti-européenne il y a aussi des gens qui réfléchissent à ce qui est précieux pour eux dans cette union. Le Brexit est-il négatif, oui, mais il est positif aussi s'il a comme effet secondaire que cette réflexion arrive. Des gens coincés dans la faiblesse économique et politique qu'amènerait le Brexit verraient à quel point l'Union est précieuse. Je ne souhaite pas que ça arrive car ça représenterait des souffrances mais je pense que nous ça nous donne (et donnera) l'occasion de tester et de prouver par l’exemple l'importance de ce genre d'union.

Vous avez dit que vous vouliez créer un monde aussi différent du nôtre que le nôtre le serait pour un homme de la Renaissance. Quelles sont les tendances majeures que vous avez choisies de développer à partir de notre époque ?

Il y en a beaucoup. D'abord la famille. La famille contemporaine, nucléaire, avec le père, la mère, les enfants, dans un logement, est une forme très récente de famille qui est devenue dominante il y a cent ans maximum, et qui est déjà mise en défaut quand les deux parents travaillent. Dans la plus grande part de l'histoire, la famille était beaucoup plus large. Je ne sais pas exactement à quoi ressemblera la famille dans l'avenir mais je sais qu'elle ne ressemblera pas à la famille nucléaire. Elle devra changer encore, s'adapter. J'ai imaginé une manière dont elle pourrait évoluer vers un groupe d'amis vivant ensemble et élevant ensemble les enfants – comme le font déjà un certain nombre de personnes. Ca pourrait être aussi une unité familiale avec plus de générations, une famille étendue comme ça l'était dans le passé. Encore autre chose, beaucoup de possibilités.

Alors ce que j'ai fait c'est me demander : Qu'est ce qui est instable aujourd’hui ?

La famille est instable.

Le genre est instable, des pays différents évoluent dans des directions différentes à ce sujet, la langue aussi, « devons-nous dégenrer le langage, le genrer plus, faut-il utiliser plus de féminisation, ou au contraire pas de féminisation ? » Les pays évoluent dans des directions différentes. Alors je ne sais pas ce que sera le genre dans l'avenir mais je sais qu'il changera car il est instable.

La citoyenneté est instable du fait des transports quasi instantanés.

Les langues changent. L'anglais devient de plus en plus une deuxième langue universelle. Il y a aujourd'hui plus de gens qui utilisent l'anglais comme seconde langue que de gens dont c'est la première langue. Cela permet à n'importe qui de communiquer avec n'importe qui d'autre. Un tel langage « universel » (lingua franca ?) a déjà existé dans le passé. Le grec l'a été dans le monde antique, le français aussi pour un temps. Et si cette évolution menace les langues minoritaires, elles gagnent aujourd'hui une vigueur nouvelle grâce aux communautés online. Même si votre communauté est petite vous pouvez avoir une fenêtre de chat ouverte et y discuter dans votre langue maternelle avec des amis qui se trouvent sur un autre continent. Là aussi l’évolution est ambivalente. Mais, oui, les langues changeront.

Il y aura encore bien d'autres choses. La mode sera différente, les loisirs, les impôts, la santé, etc. La thérapie génique et les modifications génétiques permettront d'allonger beaucoup l'espérance de vie.  Comme je n'écris pas de la non-fiction, je n'explique pas comment ça fonctionne, je dis juste quels en sont les effets.


Comme beaucoup d'autres auteurs contemporains vous créez un monde dans lequel les Etats-nations sont très affaiblis. En effet, dans notre monde, ils sont fragilisés par le supranational et le local, mais en même temps, des résurgences nationalistes fortes existent, par exemple, en Russie, en Turquie, aux USA même. Dans quel sens voyez-vous les plateaux de la balance pencher à l'avenir ?

Dans Terra Ignota, les Etats-nations sont devenus les strates-nations. Cela veut dire que si vous vous sentez une forte affinité avec une nation, sa langue, sa culture, ses valeurs, vous « signez » pour en être, volontairement. Puis, si vous voulez que votre système politique participe de cette nation vous rejoignez une des deux Ruches qui autorisent cette double affiliation, à savoir Europe ou Mitsubishi qui sont organisées par nations. Mais si vous ne voulez pas que ça soit une partie de votre identité politique, vous n'y êtes pas obligé. Vous pouvez décider que le cœur de votre identité réside dans les sports (Ruche : Humaniste), ou que votre projet principal est de terraformer Mars (Ruche : Utopia), etc.

Le thème central de Terra Ignota est la liberté de choix et l'autodétermination politique. Alors les nations sont toujours là et elles sont toujours puissantes ; et si vous voulez être gouverné par les lois de votre nation (strate), vous pouvez le faire, vous avez toujours votre leader national, votre langue nationale, votre équipe olympique nationale, mais pour ceux qui préfèrent le système global, ces allégeances s'estompent.

Néanmoins, il ne faut pas confondre. Le système global n'est pas comme celui de Star Trek avec un « Etat » mondial, l’Alliance est plutôt un moyen de « lubrifier » l'ensemble, un système d'équilibrage des forces comme l'ONU pourrait/voudrait l'être, mais elle ne surpasse pas les Ruches qui continuent d'agir de nombreuses façons.

A propos de l'Alliance, elle instaure une forme de système lockien (droits humains fondamentaux, gestion rationnelle des conflits). Cela semble être l'utopie d'un monde sans politique internationale. Etait-ce votre vision ?

Et bien, les Ruches – et les nations européennes aussi, y compris dans leur définition élargie puisque le Canada, les Philippines ou la Nouvelle-Zélande ont rejoint l'Union – sont en compétition les unes avec les autres. Les pays européens sont en compétition pour le pouvoir dans l'Union. Et les Ruches sont en compétition « économique », mais c'est aussi une compétition pour gagner des citoyens, en étant les plus attirantes possibles. Plus une Ruche a de citoyens, plus elle est puissante, plus elle perçoit d'impôts, plus elle contrôle de territoire. Alors même si dans Terra Ignota le capitalisme est à l’arrière-plan, les Ruches sont en compétition pour les citoyens de la même manière que les firmes globales d'aujourd'hui le sont pour les consommateurs. Et de même que Apple et Google peuvent s'opposer pour avoir le plus d'acheteurs de téléphones en ayant les meilleurs produits et les meilleures publicités, les Ruches s'opposent les unes aux autres en ayant les meilleures politiques publiques.
Et c'est différent de la situation d'aujourd'hui car chacun a la liberté de sortir (d'une entité politique). Aujourd'hui on peut émigrer, mais ça prend des années, de l'argent, du temps, et il faut quitter sa maison, son pays, son boulot, ses amis, puis il faut trouver un nouveau boulot, le tout constitue un énorme sacrifice. Mais dans Terra Ignota, il ne faut que quelques secondes pour quitter sa « nation » et un adopter une autre ; ça change tout à la façon dont les entités politiques vont chercher à se rendre attirantes.


Au début, Terra Ignota paraît utopique. Puis on réalise rapidement qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Qu'est ce que ça dit sur la nature humaine ? Et sur l'utopie ?

En fait, dès les premières pages on sent que ce n'est pas utopique car les premières pages parlent de censure, de qui a droit de voir et de connaître le document (dont il est question dans le récit) ; ça pue la dystopie – nous associons toujours la censure à Orwell et à la dystopie. Et pourtant ce futur semble aussi excellent. C'est donc un étrange hybride entre l'utopie (liberté, longue vie, prospérité, courte semaine de travail) mais il y a aussi la censure, les restrictions religieuses, etc.

C'est aussi l'allure qu'aurait notre monde vu par quelqu'un du passé. Si on montrait notre présent à Voltaire, il verrait une longue espérance de vie, la polio et la vérole éradiquées, la possibilité de traverser l'océan en une journée, l'alunissage des Apollo, des vêtements très bon marché, une quantité incroyable de nourriture (même si elle est répartie de façon très injuste), et en même temps, il verrait que des gens meurent de faim, qu'il y a encore des guerres et de la violence religieuse, que certains utilisent encore la torture judiciaire – Voltaire a milité contre la torture judiciaire, elle a beaucoup reculé à son époque et nous avons fait si peu de progrès depuis. Alors pour lui notre monde serait aussi un drôle d'hybride entre parfait et terrible ; c'est à ça que ressemble notre monde vu par quelqu'un du passé.

Le point de vue dicte l'interprétation ?

Oui. C'est comme quand on va d'un lieu à un autre. On peut passer d'un pays où la santé est gratuite à un où elle est payante, d'un pays où le logement est fourni à un où il faut payer des années de remboursement, de l'éducation gratuite à l'éducation payante, etc. Et on peut être choqué par ces changements observés. C'est en passant des frontières, en allant d'un lieu à l'autre qu'on réalise les différences et qu'on prend conscience de réalités auxquelles on n'avait jamais fait attention (ce que Balandier appelle le détour anthropologique). J'ai voulu montrer un monde qui a des excellences et des défauts, comme le nôtre en a aussi, comme tout pays étranger peut sembler à la fois utopique et dystopique.

Dans les romans, raison d'Etat et secret, d'une certaine manière, permettent au monde d'exister. On se sent parfois dans un monde utilitariste benthamien. Alors, qu'est ce qui est admissible pour obtenir un monde souhaitable ?

C'est une question qui est développée progressivement dans les livres. Et il n'y a pas que de l'utilitarisme benthamien mais aussi de l'utilitarisme machiavélien et de l'utilitarisme hobbesien. Cette question devient de plus en plus centrale dans les livres dans une sorte de macro-version du problème du trolley. Est-il juste de tuer une personne pour en sauver cinq, ou cinq cent mille ou un million ? Non, la réponse n'est pas de tuer une personne pour en sauver cinq cent mille mais de chercher à trouver une meilleure solution qui n'implique pas ce dilemme puis de se tenir à ce niveau plus élevé de décence. C'est là que l'UE et les Lumières reviennent en jeu, un des projets de Voltaire et des Lumières était de trouver de meilleures solutions avec de plus hauts standards moraux que ceux de la génération précédente. On verra des dialogues où certains disent qu'il vaut la peine de tuer une personne pour en sauver cinq cent mille, d'autres qu'on peut le faire si c'est la seule solution, mais ce n'est jamais la seule solution, et le dire, c'est là qu'arrive la faillite morale.
Un des points centraux des livres est celui-ci : « Est-il juste de sacrifier un monde pour en faire naître un meilleur ou en préserver un meilleur à naître ? », c'est une question capitale.

Prenons votre question, « Est-il juste de détruire un monde pour en créer un meilleur ? ». Deux questions : qui décide ? Et qu'est ce qu'un monde meilleur ? Parce que peut-être que votre meilleur monde n'est pas le mien.

Ca dépend. Il y a certaines choses sur lesquelles nous pouvons sûrement tomber d'accord. Disons qu'un monde dans lequel la durée de vie moyenne augmente de 20 ans peut nous convenir à tous deux. Comme un monde dans lequel les réalisations humaines, artistiques par exemple, sont plus sures et courent moins de risques d'être détruites. Il y a bien sûr beaucoup de choses sur lesquelles nous pouvons encore discuter. Un monde peut être meilleur pour les élites et pire pour ceux qui n'ont pas le pouvoir. Beaucoup de merveilleux livres abordent cette question. Le cycle Centenal de Malka Older aborde merveilleusement cette question. Mais il y a des mondes meilleurs qui peuvent l'être pour tous et c'est ce sur quoi nous pouvons tomber d'accord.

C'est une approche rawlsienne ?

En effet, oui.

J.E.D.D. Mason, un personnage complexe. On peut le voir comme un roi philosophe ou comme un avatar du Léviathan de Hobbes. Qu'est-il vraiment ?

Les deux. C'est une personne si étrange, avec une si étrange relation au monde. La question pourrait être celle de son pouvoir politique. Imaginons une personne moyenne née dans la même situation que J.E.D.D., disposant des mêmes connections et du même pouvoir, il serait peut-être le Leviathan. Mais ce n'est pas le cas de J.E.D.D. parce qu'il a une psychologie tellement différente de celle de toutes les autres personnes vivantes. Alors il est parfaitement juste de le qualifier de Léviathan mais les Utopiens sont tout aussi justes quand il l'appelle l'Alien car c'est ce qu'il est, ce que sa psychologie fait de lui. Bien plus loin en étrangeté que le plus étrange que nous ayons jamais rencontré.

Si on le compare à Eureka, l'« immuable » qui est connectée en permanence à un ordinateur et dispose de sens que nous ne pouvons pas comprendre, elle est encore bien moins étrange que J.E.D.D. en dépit du fait qu'il semble normal et que ses sens semblent normaux ; mais quand on lui parle on réalise immédiatement qu'il est absolument différent.

Rencontrer J.E.D.D. ressemble à une situation de Premier Contact, mais ici l'alien se trouve propulsé au cœur du jeu politique. Et pourtant quand tu le côtoies vraiment, tu en viens à le considérer non plus comme une entité politique mais comme une entité éthique, à remarquer qu'il préfère te parler pendant des heures de la Vérité plutôt que du Politique, en dépit du fait que, par ailleurs, il est à même de diriger le monde.

Alors oui, j'ai volontairement combiné tous ces niveaux, le Léviathan, l'alien, le prince philosophe, joints dans cette situation inédite qui est entre le Premier Contact et la prise de contrôle politique du monde.


Le bordel de Madame n'est-il qu'un hommage au Sade de Justine et de la Philosophie dans le boudoir ou y a-t-il une autre agenda à sa présence ?

Un hommage, oui, absolument. Mais aussi à d'autres œuvres comme Les liaisons dangereuses par exemple, toute cette littérature du XVIIIe siècle qui parvenaient à en exprimer la sexualité manipulatrice, transgressive, et extrêmement genrée. Et j'ai pense qu'il était intéressant de reprendre ces éléments sous une forme « armée » (weaponized) dans une société future bien moins accoutumée à un usage très genré de la sexualité.

Mais vous savez, on peut marcher aujourd'hui dans la rue, passer devant un sex-shop, et y voir des corsets XVIIIe/XIXe, ou encore des versions pour hommes qui tentent d’être transgressives en mixant corseterie et genre masculin. Vous voyez, nous avons aujourd'hui une obsession des obsessions sexuelles de cette époque, et nos jeux de genre transgressifs jouent sur les tropes de ces sexualités XVIIIe, de ces modes, de ces mises en scène de genre.

Alors, j'ai pensé à quel point une utilisation manipulatrice et égoïste de ces tropes serait puissante et destructrice si elle survenait dans une monde largement dégenré qui ne dispose plus des moyens d'interpréter ou de se protéger contre ces techniques de manipulation.

Parce que le futur de Terra Ignota est un monde qui pense qu'il gère enfin bien les questions de genre ; mais qui se trompe. J'ai imaginé un futur dans lequel le féminisme, l'égalité, la prise en compte des genres non-binaires ont progressé. Ils ont progressé pendant presque un siècle, puis survint cette terrible guerre mondiale climatique à laquelle les personnages se réfèrent comme à leur passé. On décida alors que les questions de genre étaient réglées, qu'il n'y avait pas plus à faire dans le domaine, qu'on ne parlerait plus de genre, qu'on n'utiliserait plus la catégorie, et qu'ainsi toutes les structures mentales liées à la linguistique des genres disparaîtraient et les inégalités avec. Car elles ne sont évidemment pas biologiques. Nous les transmettons inconsciemment parce qu'elles nous ont été transmises. Parce que quand un petit garçon se salit en jouant dans la boue nous le félicitons et que si c'est une fille nous lui reprochons d'avoir sali ses beaux habits. Nous le faisons sans le vouloir. Et le futur de Terra Ignota le fait encore sans le vouloir mais arrive à se mentir à lui-même en pensant qu'il ne le fait pas.

Un des points importants des livres est de montrer à quel point il est difficile pour une société de réaliser qu'elle gère mal les questions de genre. Quand on voit le proto féminisme de la Renaissance puis des Lumières, on est surpris de voir à quel point il est empli de préjugés, de stéréotypes, sur les rôles ou les caractéristiques des femmes et des hommes. C'est une littérature que nous pouvons trouver, en dépit de son projet, incroyablement sexiste. Elle est loin de nos standards actuels. Et il faudra plus d'un siècle et demi pour mettre ces stéréotypes en question alors qu'on réfléchissait pourtant déjà à plus d'égalité.

Il est très difficile, très long, très lent, pour une culture, de voir son problème. Je raconte une culture qui réalise lentement et douloureusement qu'elle a un problème et à quel point ce problème sera difficile à traiter.

Quand le narrateur, Mycroft, parle de genres, c'est toujours étrange et inconfortable car on réalise qu'il ne sait pas aborder ces questions. Personne ne lit ce livre en trouvant confortable la manière dont le genre est traité. Ni moi, ni vous, ni les féministes, ni les non-féministes. Le genre dans les livres est néfaste, instable, inconsistant, et confus, car le silence qui l'entoure fait qu'il n'est jamais étudié ni adressé ; et c'est aussi ce qu'il était fondamentalement dans nos sociétés avant que nous commencions à y réfléchir vraiment et que nous réalisions à quel point les premières idées sur le sujet étaient ineptes. Mycroft a ce même problème d'inadéquation à la chose, mais il est aussi inadéquat que Mary Wollstonecraft quand elle abordait ces questions.

Par exemple, il change le genre des gens en fonction de leurs actes.

Oui, et aussi en fonction de ce qu'il croit comprendre de leurs personnalités.

J'ai trouvé que vos livres étaient très balancés. Utopie/dystopie, bonne/mauvaise gestion du genre, actes acceptables/actes condamnables. Est-ce le point central de vos livres ? L'ambivalence des choses ? Vos livres forment-ils une disputatio ?

On est certainement à un point médian entre utopie et dystopie. Le point je crois est de dire que les gouvernements peuvent s'améliorer, que les sociétés peuvent s'améliorer mais que c'est toujours difficile et lent.

Prenez par exemple le programme spatial de Terra Ignota. La terraformation de Mars en est à la moitié d'un projet de cinq siècles, il y a des cités sur la Lune et en orbite. Et c'est tout. Alors que Star Trek est censé se passer 150 ans après Terra Ignota (!). Dans la réalité, les choses se passent beaucoup plus lentement parce qu'elles sont beaucoup plus difficiles.

C'est vrai pour toute évolution historique. L'idée de progrès anthropogénique n'est pas nouvelle. Elle devient majeure au début du XVIIe, on ne l'a pas vraiment avant. C'est un temps de révolution scientifique, on y étudie toutes les sciences, on découvre la gravité, on examine aussi les lois, on pense à des constitutions plus rationnelles, alors on pense que tout va très vite et que tout va continuer à aller très vite et que beaucoup d'innovations arriveront rapidement. Et puis le XVIIIe nous montre la masse de tout ce que nous ne savons pas et quelles conséquences terribles ont les expériences sociales. Nous avons appris assez sur l'hygiène pour savoir qu'il faut laver nos mains ce qui transmet, comme effet secondaire, la polio.

Nous sommes dans les années 2000, et d'après la SF des années 50/60 nous devrions avoir des bases sur la Lune, visiter d'autres planètes ou galaxies, nous déplacer en voiture volante ou au moins trottoir roulant. Toutes ces choses n'existent pas. Nous avons les mobiles, la communication instantanée, nous allons parfois sur la Lune, et nous parlons de peut-être envoyer quelqu'un, un jour, sur Mars. La réalité est énormément plus lente.

On pourrait dire la même chose pour le féminisme ou les droits civiques. Des années 50 à 70 beaucoup de choses (le droit notamment) ont avancé très vite et il semblait que la victoire était proche. Et ce n'est vraiment qu'à partir des années 2000 qu'on a réalisé que ça allait moins vite que prévu, que quand des enfants jouaient on les traitait différemment, qu'il fallait éduquer. Et si c'est une question d'éducation, ça veut dire que la victoire ne sera pas pour cette génération, elle sera au mieux pour la génération suivante. C'est très difficile à accepter. Que ce soit pour le féminisme ou pour s'installer sur la Lune, ça ne sera pas pour notre génération, alors qu'il y eut une promesse pour notre génération. C'est douloureux.

Alors c'est un des points du livre. Si dans 500 ans nous avons une espérance de vie plus longue, une politique bien meilleure mais pas parfaite, beaucoup d’autodétermination mais aussi encore un peu de déterminisme, ça sera mieux mais pas parfait. Si le 25è siècle devait ressembler à ça, qu'en penseriez-vous ? Aurez-vous envie de travailler au progrès social ou scientifique ? Penserez-vous comme Voltaire que ça vaut la peine de se dédier à ce progrès ? Penserez-vous que ça vaut tous les sacrifices qu'il faudra faire ? Même en sachant que vous créerez un meilleur futur mais qui sur certains points ne sera pas meilleur, qui parfois aussi ne correspondra pas à ce que vous voudriez ? Mais qui en sera proche. Est-ce assez pour valoir l'effort ?

Nous n'aurons pas le futur de Terra Ignota, ce n'est qu'une possibilité parmi d'autres. Nous pouvons néanmoins espérer avoir (et œuvrer à) un meilleur futur mais en sachant qu'il ne sera pas parfait et que sur certains points qui nous importent il aura peut-être échoué, ou que même il pourra nous mettre mal à l'aise. La question à se poser est : ce futur vaut-il les sacrifices et les efforts qu'il coûte ? C'est la question, qu'on pense au futur proche ou à un avenir galactique.

C'est lent car nous sommes socialisés par une génération précédente qui elle même l'a été par une précédente encore.

Oui, c'est le point. C'est lent et difficile. Les dystopies comme Hunger Games sont finalement optimistes. On prend un monde pire que le nôtre et on raconte qu'une révolution va remettre tout à l'endroit et amener un monde bien meilleur. C'est très optimiste. La réalité est plus lente et plus difficile, elle amène le mieux mais pas la perfection. C'est difficile à encaisser mais c'est ça.

Un énorme merci à Ada Palmer pour sa gentillesse, son sourire, sa disponibilité.

Commentaires

Tigger Lilly a dit…
Trop de la balle merci !
J'ai passé certains passages j'avais peur que ça en dise trop, je reviendrai après avoir lu le livre. Mais je sens déjà que je vais être frustrée de connaitre si mal la philo.
Anonyme a dit…
Très intéressant, merci !
Pour pinailler :
dégenré -> dégenrER
restrictions religieuseS
vue par quelqu'un -> vu
quand ilS l'appelleNT l'alien
XVIIIè -> XVIIIe
Gromovar a dit…
@ Tigger : Tout est clair dans les livres.
Gromovar a dit…
@ Anon : Merci, je corrige.
Isil a dit…
J'ai fini le premier tome et il me tarde de lire le deuxième. J'essaie d'attendre un peu pour laisser le temps au quatrième de sortir. Ada Palmer est aussi intéressante en entretien que dans pour ses romans.

Je pense que ça n'aurait probablement pas été superflu de résumer très brièvement Rawls dans une petite note. Je ne suis pas certaine qu'il soit si connu en France.

@Tigger Lilly : Je confirme qu'on comprend tout dans le roman (si on n'a pas lu Sade, par exemple, comme c'est mon cas, ça ne pose aucun problème).
Gromovar a dit…
@ Isil : Il suffit de demander, lien ajouté
Une belle interview, merci Gromovar ;-)
Gromovar a dit…
Salut à toi Julien, et merci :)
Space opera a dit…
« Est-il juste de sacrifier un monde pour en faire naître un meilleur ou en préserver un meilleur à naître ? » Mais carrément !

Posons la question différemment : « Doit-on jeter un fruit qui est pourri ? »
Vert a dit…
Super intéressante cette interview, c'est un excellent complément au roman. Tu as dû passer un excellent moment avec elle ^^. J'adore cette conclusion : "Les dystopies comme Hunger Games sont finalement optimistes. On prend un monde pire que le nôtre et on raconte qu'une révolution va remettre tout à l'endroit et amener un monde bien meilleur. C'est très optimiste. La réalité est plus lente et plus difficile, elle amène le mieux mais pas la perfection. C'est difficile à encaisser mais c'est ça."
(si j'étais pas déjà sous le charme je serais tombée amoureuse xD)
Gromovar a dit…
Le moment a été parfait : fond comme forme.
Et quelle finesse dans tout ce qu'elle dit ; rien n'est brut de fonderie.