La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Rendez-vous à Samarra - John O'Hara


"Appointment in Samarra", publié en 1934, est le premier roman de John O'Hara. Il est considéré comme l'un des grands romans américains du 20ème siècle. Il est réédité en Penguin Classics (avec une excellente préface de Charles McGrath) en 2013. L'Olivier le ressort en 2019, toujours dans sa traduction classique par Marcelle Sibon, sous le titre "Rendez-vous à Samarra".

Le livre s'ouvre un incipit attribué à Somerset Maugham. Le rendez-vous à Samarra est celui qu'a un marchand de Bagdad avec la mort. L'ayant vue le regarder au marché, il fuit le plus vite possible vers la lointaine vile de Samarra pour lui échapper. Or, c'est précisément à Samarra que la mort avait fixé son rendez-vous avec lui.

1930, à Gibbsville – une petite ville fictive de Pennsylvanie. Julian English est un trentenaire de la classe aisée. A la tête de la concession Cadillac, il mène une vie agréable avec sa belle et aimante femme Caroline, entre parties de golf, soirées au club, réceptions mondaines, et divertissements privés dans leur jolie maison de Lentanengo Street, la rue huppée de Gibbsville.
Et voilà que ce Julian English pour qui tout va bien – la Grande Dépression n'a pas encore atteint la petite ville de plein fouet – balance, le soir de Noël lors de la soirée dansante du club, un verre d'alcool dans la gueule d'Harry Reilly, un Irlandais braillard qu'il n'aime guère.
Il faut dire que Julian a un peu trop picolé, qu'il soupçonne Harry de lorgner sur sa femme, qu'il est de surcroît son débiteur comme la moitié de la ville, et qu'objectivement le côté show-off d'Harry porte un peu sur les nerfs.
Julian ne sortira pas de la spirale enclenchée par cet événement – qui, s'il est gênant, n'est pas dramatique – et se lancera dans une suite d'actes inappropriés qui le conduiront, en moins de trois jours, à sa perte. Au fond d'un trou qu'il aura lui-même creusé.

"Rendez-vous à Samarra", un premier roman, est aussi pétillant que pertinent.

O'Hara y décrit à la perfection la sociologie d'une petite ville américaine des années 30. Mettant à jour empiriquement ce que WL Warner formalisera dans l'indispensable étude Yankee City, il décrit une communauté américaine traditionnelle presque idéaltypique. Les habitants de Gibbsville forment une communauté dans laquelle tout le monde se connaît plus ou moins, a le loisir de s'épier, lave le gros de son linge sale en famille – la ville elle-même pouvant constituer la « famille ». O'Hara met à jour l’organisation racialiste des places et du prestige – entre WASP, Dutch, Polonais, Italiens, Juifs –, souvent liée à « l'ancienneté de l'immigration », une variable clef pour une nation sans aristocratie de sang et à l'histoire récente. Il illustre les rivalités et les solidarités qui découlent de cette organisation du monde social et montre comment la stratification sociale recoupe, mais de manière imparfaite, la stratification raciale.

Pour parvenir à ses fins, O'Hara entoure Julian et Caroline de tous les habitants de Gibbsville (ou presque). Les descriptions des lieux, des activités, des gens, sont si nombreuses et détaillées qu'on a l’impression d'avoir une ville miniature sous les yeux, dont on pourrait saisir tous les aspects. D'autant que O'Hara entre dans les maisons et dans les têtes ; on sait ce qui se passe derrière la façade sociale, dernière les murs impeccables comme derrière les visages souriants.

Il décrit un nombre incroyable de personnages, dont une part non négligeable bénéficie d'une biographie en flashback, parfois jusqu'aux grands-parents. Indispensable car à Gibbsville c'est l'histoire, notamment familiale, qui fait la position et le crédit.

Il montre aussi de quoi vit tout ce monde, de la mine qui ne produit plus comme avant, du commerce compétitif des voitures et de celui, plus calme, de l’alimentation, sans oublier la mafia locale – qui fraie avec l'élite – et les ambitieux qui peuvent s'y faire une place, les clubs de danse, les baraquements des prolétaires, les bonnes, et les « nègres » qu'on aime bien finalement – tant qu'ils « restent à leur place ». Il montre la Prohibition, absurde, que tout le monde contourne.

Dans la stratification de Gibbsville, Julian English et Caroline font partie de la strate dominante. Et pourtant Julian – qui est par ailleurs une déception pour son père – n'est pas complètement heureux ; il ressent une frustration, un vide, que même le sexe ne comble pas, ni l'alcool. Il perçoit sans doute trop bien la réalité des conventions sociales très rigides de sa société ; d'où son acte inconsidéré qui conduira d'ailleurs à la validation ultime de son intuition lorsqu'un proche – vers la fin – lui avoue l'avoir en fait toujours détesté. Il perçoit aussi en quoi la communauté est un piège, car son crédit ne vaut que dans sa ville, là où on le connaît, et seulement à condition que sa réputation reste bonne. Il comprend ses propres contradictions, homme qui n'a jamais rien fait de notable si ce n'est naître, qui s'apprête à poursuivre sur ce mode pour des décennies, et qui voudrait, quoi, il ne sait pas, mais quelque chose assurément.

O'Hara parle aussi de violence, de mort, et surtout de sexe entre personnes mariées. Si tout est en off, tout est abordé. L'auteur aborde le sexe avant le mariage, le sexe dans le mariage, sortant ainsi ses héroïnes de l'alternative maman ou putain ; il en profite pour informer son lecteur sur l'état et les contraintes du marché du sexe et du marché du mariage. Il montre surtout des personnes mariées véritables qui prennent plaisir au sexe sans nécessité reproductive, c'était inédit à l'époque. Il le fait avec pudeur et tendresse, d'une manière aussi fine que charmante.

Disons que, face aux tourments endurés, on sympathise pour Julian et Caroline, qu'on s'en éloigne parfois quand leurs faiblesses ou leur complaisance sont insupportables, puis qu'on retourne vers eux car s'ils sont perdus ils ne sont pas mauvais.

Disons aussi qu'on trouve dans le roman de nombreuses réflexions pertinentes sur le monde ainsi que nombre de sentences drôles dans le ton exact de celui qui les vit, souvent écrites de fort belle façon. Quelques exemples qui peuvent donner envie de lire ce vieux roman :

« In a conversation with his secretary, Mary, Julian can’t help noticing that “she represented precisely what she came from: solid, respectable, Pennsylvania Dutch, Lutheran middle class; and when he thought about her, when she made her existence felt, when she actively represented what she stood for, he could feel the little office suddenly becoming overcrowded with a delegation of all the honest clerks and mechanics and housewives and Sunday School teachers and orphans—all the Christiana Street kind of people.” »

« He stood at the table, looking down at the handkerchief case and stud box, and was afraid. Upstairs was a girl who was a person. That he loved her seemed unimportant compared to what she was. He only loved her, which really made him a lot less than a friend or an acquaintance. Other people saw her and talked to her when she was herself, her great, important self. It was wrong, this idea that you know someone better because you have shared a bed and a bathroom with her. He knew, and not another human being knew, that she cried “I” or “high” in moments of great ecstasy. He knew, he alone knew her when she let herself go, when she herself was not sure whether she was wildly gay or wildly sad, but one and the other. But that did not mean that he knew her. Far from it. It only meant that he was closer to her when he was close, but (and this was the first time the thought had come to him) maybe farther away than anyone else when he was not close. It certainly looked that way now. »

« Al knew what he meant. Helene was not a teetotaler by any means. In fact Ed encouraged her to drink. She was more fun when she drank. But she was liable to get drunk tonight, because it was Christmas, and Ed didn’t want her to become reckless with the spirit of giving. »
PUIS : « All he cared about now was for Helene to behave herself so he wouldn’t get in a jam with Ed. “I got my orders,” he said, “and I’m staying here whether I like it or not or whether you like it or not.” “So I see,” she said. “And my orders is to see that you keep your knees together, baby.” »

"Appointment in Samarra" est donc un roman aussi intelligent qu'agréable, un vrai plaisir de lecture qu'on peut s’offrir en VF aussi, avant peut-être de lire Le démon de Hubert Selby Jr.

Rendez-vous à Samarra, John O'Hara

Commentaires

Lune a dit…
Je note !
Gromovar a dit…
« He stood at the table, looking down at the handkerchief case and stud box, and was afraid. Upstairs was a girl who was a person. That he loved her seemed unimportant compared to what she was. He only loved her, which really made him a lot less than a friend or an acquaintance. Other people saw her and talked to her when she was herself, her great, important self. It was wrong, this idea that you know someone better because you have shared a bed and a bathroom with her. He knew, and not another human being knew, that she cried “I” or “high” in moments of great ecstasy. He knew, he alone knew her when she let herself go, when she herself was not sure whether she was wildly gay or wildly sad, but one and the other. But that did not mean that he knew her. Far from it. It only meant that he was closer to her when he was close, but (and this was the first time the thought had come to him) maybe farther away than anyone else when he was not close. It certainly looked that way now. »

Je trouve cette phrase à la fois plutôt vraie et profondément déprimante.
Tigger Lilly a dit…
Purée la somme ce bouquin ! Ça a l'air carrément bien. 1934. Bigre. Jamais entendu parler de l'auteur.
Gromovar a dit…
Pour une raison que j'ignore, c'est peu connu en France. Mais ça vaut la peine, tu devrais le lire.