L'Enfance du monde - Michel Nieva

Je suis surchargé de travail, lecteur. Résultat : des lectures et des chroniques en retard et peu de temps pour rattraper. Alors chroniques courtes, faisons ce qu'on peut dans le temps qu'on a ; as Chaucer said, time and tide wait for no man. Fin du 23ème siècle, sud de l'Argentine entre autres. Suis-moi, lecteur, nous allons rencontrer l'enfant dengue ! L'Enfance du monde est le premier roman de Michel Nieva. C'est une fable, un conte dystopique d'effondrement lent, d’effondrement en cours. C'est l'histoire de l'enfant dengue, un hybride enfant-moustique né d'on ne sait quel étrange miracle. L'enfant dengue, de père inconnu, vit avec sa mère, une femme de ménage pauvre du sud de l'Argentine, dans cette Patagonie que la montée du niveau des mers a radicalement transformé – comme le reste de la Terre. D'immenses zones – dont la capitale Buenos Aires et sa région entière – ont été inondées et perdues pour toute vie terrestre, le...

Luna New Moon : Dallas in Space

La Lune, dans moins de 100 ans. Un peu plus d’un million de personnes y vivent et y travaillent, sous les auspices de la Lunar Development Company, une corporation opaque qui leur vend l’infrastructure de base, et notamment les 4 Eléments : O2, Eau, Carbone, Bande passante. Tout se paie à la seconde, aussi quand on est pauvre on vend sa pisse pour les sels minéraux qu’elle contient et on restreint sa consommation d’oxygène en forçant cybernétiquement ses poumons à ne respirer qu’à la limite de l’essoufflement. Quand aux médicaments, inutile d’y penser. Il n’y a qu’une fois morts que riches et pauvres sont traités à égalité, leurs cadavres sont récupérés par la LDC en vue de recycler les éléments qu’ils contiennent.

Mais il n’y a pas que des pauvres sur la Lune ; "Luna New Moon" est l’histoire de la lutte entre les cinq familles dominantes de l’astre, pionniers devenus ploutocrates, aussi  à l’aise que des poissons dans l’eau dans cette société sans loi ni Etat. Car sur la Lune, tout est contractuel, tout est négociable. Contrats (souvent incroyablement détaillés), paiements, et dédommagements, constituent l’intégralité de la partie formelle des relations sociales. On se croirait dans un rêve d’Ayn Rand. Même ce qui tient lieu de système judiciaire est strictement limité au civil et utilise des procédures de règlement, négociées au cas par cas, qui vont de l’arrangement financier au duel judicaire.

Sur cette Lune sans Etat dominent cinq familles, les Cinq Dragons ; beaucoup des sélénites sont leurs employés ou leurs obligés. Au premier plan, face à face et rivaux depuis toujours, les Corta, d’origine brésilienne, ont le monopole du minage du He3 dont la Terre a besoin pour ses réacteurs de fusion, et les MacKenzie, australiens, sont dans l’extraction de minerais. Trois autres familles sont à l’arrière plan : les Sen, chinois, spécialisés dans l’informatique, les Asamoah, ghanéens, qui font surtout dans la génétique, et les Vorontsov, russes, qui assurent presque tous les transports à la surface et vers l’orbite.
McDonald concentre son récit sur les Corta et sur la dernière manifestation de la guerre larvée qui les oppose aux MacKenzie. Et si le début, toute la mise en place, est lente, la tension et la violence montent crescendo jusqu’à devenir suffocantes.

Disons-le dès à présent, "Luna New Moon" n’est pas d’un abord aisé. McDonald plonge le lecteur dans un marigot très dense au sein d’une société radicalement différente.
Après une scène d’introduction qui signe immédiatement l’étrangeté radicale de la société lunaire, McDonald introduit rapidement les nombreux protagonistes du récit. Cinq familles, liées par des liens matrimoniaux féodaux, composées de nombreux membres dont les intérêts, les alliances, et les inimitiés divergent, parfois même à l’intérieur de leur propre clan. Des patriarches fondateurs, durs, si durs, endurants, visionnaires, chanceux aussi, entourés de descendants de deuxième et troisième générations, dont la morphologie forgée à la faible gravité lunaire ne leur permettrait plus de vivre sur Terre, et dont la culture est si éloignée de celle de leur monde d’origine qu’ils ignorent les choses les plus simples de la vie ou des usages terrestres. Des Jo Moonbeam enfin (nouveaux immigrants), fraichement arrivés sur un monde qui a plus de mille manières de tuer. Heinlein avait dit que la Lune était une dure maitresse ; il n’avait sûrement pas imaginé à quel point.

Au côté de ces très nombreux personnages, le lecteur visite la société lunaire, une société dont McDonald a imaginé les moindres détails. Loisirs, religion, art, mode, sexualité, mariage, reproduction, système légal (!), économie, médias, science, architecture, et j’en passe. Au pinacle de ce que doit être la SF, l’auteur, qui a créé un monde total, décrit tout, montre tout, de ces assistants informatiques que chacun porte sur soi en permanence (reliant son porteur au réseau et donc au monde) aux animaux GM éphémères utilisés pour agrémenter les fêtes, en passant par les navettes de transport balistiques (pas d’air sur la Lune) ou les contrats de mariage avec ou sans clause de fidélité.
C’est un nouveau monde qui est né. Les sélénites ne sont pas des terriens qui vivent sur la Lune, ils sont absolument autres. Les contraintes de la survie, le risque permanent, la promiscuité, l’enfermement dans des cavernes loin des radiations solaires, la possibilité surtout de recommencer à zéro, d’inventer quelque chose de neuf et surtout quelque chose de neuf pour chacun tout autant qu’il arrive à contracter pour obtenir ce dont il a besoin, ont contribué à créer une société radicalement différente, étrangère, dont il faut avoir parcouru tous les recoins pour prétendre la connaître.

C’est ce que fait le lecteur, dans les pas de personnages qui se succèdent rapidement au fil du récit. On passe très vite de l’un à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une action à l’autre, que cette action soit une négociation politique, un moment de détente, une relation sexuelle, un combat, ou une tranche de l’Histoire lunaire.
De ce fait, au début, une certaine désorientation guette. On trouve dans "Luna New Moon" la profusion de détails et de situations qui faisait la richesse du Fleuve des dieux mais les scènes se succèdent aussi vite que dans un épisode de Game of Thrones et sont aussi diverses que dans une telenovella. On ne comprend pas bien vers quoi tout cela tend mais on découvre, on s’étonne, on s’accroche, on emmagasine, et progressivement l’ensemble des points forment tapisserie. Avec le temps, alors qu’un conflit ouvert devient inévitable entre Corta et MacKenzie, les personnages finissent par se raconter et dévoilent alors la profondeur que dissimulait leur image publique. S’agissant des membres des grandes familles, c’est l’histoire de la Lune et celle de leur dynastie naissante qu’ils racontent en même temps que la leur propre. Ils nous semblent toujours aussi singuliers mais leurs amours, leurs haines, leurs motivations, leurs regrets, nous  prouvent qu’ils sont aussi humains, même si c’est parfois au pire sens du terme.

Cette humanité c’est McDonald qui la leur offre dans quantité de scènes poignantes, émouvantes, belles tout simplement, qui montrent des individus, avec leurs désirs, leurs forces, leurs failles, leurs petitesses aussi, aux prises avec l’Histoire ou en train de la faire. Plus la tension et les enjeux montent, plus les protagonistes de la pièce s’ouvrent au lecteur. On se passionne alors pour Adriana, la très vieille matriarche des Corta, pour ses fils, le charismatique Rafael, le calculateur Lucas, le combattant Carlinhos, et l’ombrageux Wagner, pour ses petits-enfants aussi, au cœur de luttes de pouvoir qui les dépassent, ou pour la Jo Moonbeam Marina, entrée dans la famille après avoir sauvé un de ses membres d’une tentative d’assassinat. On vibre, on tremble, on hurle, avec eux, comme eux, pour eux. Même leurs ennemis, moins souvent sur scène, émergent un par un de l’anonymat et viennent prendre leur place inévitable dans la tragédie en cours comme dans l’esprit du lecteur.

Le premier roi fut un guerrier heureux, dit-on ; il n’y a pas de roi sur la Lune, pas encore. Mais le jeu est en cours, toujours ouvert ; la nature a horreur du vide. Pouvoir, sexe, violence, ambition, loyauté, vengeance, il y a du Game of Thrones dans "Luna New Moon", un peu de Dune aussi (une scène d’entrainement au couteau d’un héritier sous les yeux d’un personnage prénommé Duncan, ça ne peut être un hasard), et très certainement les mânes des Capulets et des Montaigus.
C’est en tout cas, un roman d’une très grande richesse qui, s’il ne se donne pas au premier rendez-vous, offre beaucoup à celui qui sait attendre qu’il s’ouvre à lui. McDonald, comme à son habitude, y montre comment la technique transforme la société, mais jamais la transformation n’aura été aussi radicale. Qu’il sera long d’attendre le second tome.

Luna New Moon, Ian McDonald

Commentaires

Vert a dit…
Vivement qu'il arrive en français alors ! (par contre il est en plusieurs tomes ?)
Gromovar a dit…
Il y aura deux tomes.
Raven a dit…
Ça va que j'ai un paquet d'autres choses de l'auteur à lire, ça me fera patienter avant de me lancer dans cette aventure et en ayant le second tome dispo immédiatement si tout va bien ! :)
Gromovar a dit…
Faudra que tu ais un gros paquet quand même ;)
Baroona a dit…
Du pur Ian McDonald donc, mais délocalisé.
Tu en parles tellement bien que j'ai envie de le lire, même si je sais que ça sera difficile par moment.
Gromovar a dit…
Vas-y. Ce qui est parfois difficile, c'est pas le vocabulaire ici (pas vraiment de néologismes) mais les changements abrupts de point de vue, de lieu, et de protagonistes. Donc ça serait déroutant en français aussi. Pas spécifique à la VO.
Tigger Lilly a dit…
Hâte qu'il sorte en français aussi *_*
Gromovar a dit…
Cross fingers !
Lorhkan a dit…
Pas mieux que mes camarades : traduction please ! :)
Gromovar a dit…
Ca discute en coulisses ;)
Cedric Jeanneret a dit…
Je dois dire que j'ai été frappé par les parallèles avec Dune : les duels au couteau, les familles (maisons nobles) qui s'affronte sous le regard de l'aigle de la lune, les Vorontsov dans le rôle de la Guilde et la Santeria dans le rôle des Bene Gesserit, les trois augustes dans le rôle des machines pensantes....

Je serais curieux de savoir a quel point ses ressemblances sont voulues par l'auteur et à quel point il s'agit de coïncidences ou d'éléments inconscients....
Gromovar a dit…
J'ignore aussi à quel point c'est volontaire.
Cedric Jeanneret a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Cedric Jeanneret a dit…
réponse de l'auteur à ma question sur twitter : "as gratuitous as the steals from the Godfather"
Gilles Dumay a dit…
Pour info :
http://lunesdencre.eklablog.com/luna-new-moon-ian-mcdonald-a125780222
GD
Gromovar a dit…
MUHAHAHAHAHAHA !!!

Champagne !
yoros a dit…
Excellente critique. Une première lecture de sa parution en en français chez Denoël :
http://fictionaute.over-blog.com/2017/02/ian-mcdonald-luna-tome-1-nouvelle-lune.html
;)
Anonyme a dit…
@Yoros : la première critique de la VF est parue la semaine dernière dans Télérama http://www.telerama.fr/livres/luna-nouvelle-lune,154960.php
Gromovar a dit…
Ben, il s'est pas fatigué Hubert Prolongeau dans Télérama. J'espère qu'il n'est pas payé pour ça.
Superbe critique, tu as bien synthétisé le roman, sans trop en dire sur l'intrigue.

Bien vu la référence à Dune.
Gromovar a dit…
Content qu'il soit maintenant disponible en français.