Un peu en panne d’idées d’achats, je relis, en VO cette fois,
L’homme des jeux et
L’usage des armes, les deux ouvrages essentiels du cycle de la
Culture de Banks, ce qui me donnera l’occasion d’en dire enfin en mot.
Il ne faudrait jamais arriver après la bataille. Difficile d’être original ou innovant sur un cycle maintes fois chroniqué et commenté, aussi vais-je faire bref.
La Culture est une civilisation intergalactique très avancée. Les hommes y vivent au coté de drones et d’IA (qui sont des individus à part entière) sur des planètes, des habitats orbitaux, ou dans des vaisseaux géants en mouvement permanent. Le travail physique est assuré par des machines et les décisions d’allocation des ressources par les IA, de la manière la plus rationnelle possible. Aux humains, le loisir, la création, l’exploration sans fin d’un soi que génétique et chimie rendent presque illimité. Dans cette société décentralisée à l’extrême, l’argent n’existe pas et l’abondance règne, assurée par la production automatisée des machines, les décisions forcément « scientifiques » des IA, et une répartition des immenses richesses produites d’où est bannie l’inégalité matérielle, Banks prenant ici l’âge de pierre de
Sahlins à contre-pied. La Culture est donc une société sans classe dans laquelle
le gouvernement des hommes a fait place à l’administration des choses et à la direction de la production, comme le souhaitait Engels à la suite de Saint-Simon. Société sans classe, sans domination, sans propriété privée, sans loi autre qu'un indiscutable
non nocere, il semblerait que l’Etat, au sens où nous l’entendons, y ait effectivement dépéri. Quoique…
Si immense soit-elle, la Culture a des voisins, qui connaissent ou pas son existence mais qui, en tout cas, ne partagent pas ses conceptions politiques. Il revient donc au service diplomatique Contact de traiter avec ses voisins, si nécessaire au moyen du très secret service Circonstances Spéciales. Utopie progressiste (évitons la querelle des étiquettes) réalisée, la Culture, comme toutes les sociétés moins « éclairées » qui l’ont précédée, protège son existence par tout moyen efficace et tente d’exporter son modèle, convaincue qu’elle est de sa supériorité morale.
Nihil novi sub sole.
Le ver de l’impérialisme culturel - c’est le cas de le dire - est toujours dans le fruit de la certitude morale.
Dans "
L’homme des jeux" (
The player of games plus explicitement en VO), nous voyons comment Gurgeh, une légende, l’un des meilleurs joueurs de tous les jeux existants dans la Culture, décide, autant pour tromper son ennui que pour répondre à un chantage, d’accepter l’offre de Contact de participer au tournoi d’Azad, dans l’empire du même nom. Azad, empire interplanétaire éloigné de la Culture, n’a de contact avec elle que par le biais d’une minuscule représentation diplomatique, et ce n'est pas sans raison car la société d’Azad est l’opposée presque parfaite de celle de la Culture. Impérialiste, violent, sexiste, inégalitaire, fondé sur la domination, l’empire est gouverné par un empereur et une administration désignés à intervalles réguliers par les résultats au tournoi d’Azad. Le classement au jeu donne la légitimité, on pourrait y voir un système à élite ouverte de bon aloi, toute considération morale mise à part, si n’existaient des positions réservées et une inégalité structurelle de réussite par sexe au tournoi. Empire et jeu portent le même nom car le jeu structure l’empire, désigne les détenteurs du pouvoir comme les politiques qu’ils mèneront, et surtout forge, par la pratique dès l’enfance, la vision du monde compétitive, hiérarchisée et inégalitaire qui est celle de l’empire. Gurgeh finira par le comprendre quand il réalisera que sa manière de jouer dit sa culture comme celle de ses adversaires la leur.
Invité à participer comme une curiosité, sa maitrise inattendue du jeu fera de lui une menace pour les fondements même de l’empire et donc un homme à abattre. Il comprendra aussi progressivement qu’il est un outil entre les mains de Contact, une opportunité d’abattre un ennemi jugé barbare avec la plus grande économie de moyens possibles.
On dit souvent de "
L’homme des jeux" qu’il est le bon point d’entrée dans le cycle. Je le crois aussi. Le roman présente de manière très satisfaisante l’utopique Culture. Il est, de plus, captivant, leste, enlevé, souvent drôle même s’il est tout sauf une comédie. Et quel final grandiose !
Il interroge aussi les rapports entre langue et pensée, entre pensée et organisation politique, entre vérité et efficacité. Il est donc une lecture agréable, rapide, dépaysante, qui offre plus que du divertissement si le lecteur le souhaite.
C’est du bon, c’est un classique, qu’attendent ceux qui n’y sont pas encore ?
L’homme des jeux, The player of games, Iain M. Banks
PS : je prie Yannick Rumpala, s'il passait par ici, de croire que je ne me suis pas inspiré de ses deux longs articles sur Banks même si certaines formules se retrouvent à l’identique. A regarder les mêmes terrains avec les mêmes outils, on fait les mêmes observations. Les articles sont
ici et
là.
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Commentaires
J'ai poursuivi avec l'usage des armes que j'ai trouvé superbement mélancolique mais je n'ai pas poursuivi depuis. J'en ai qui traine dans ma PàL, tu m'as donné envie de m'y mettre :)
Après, peut-être le recueil de nouvelles VO de Daryl Grégory, "Unpossible". Rien ne m'attire vraiment en ce moment. J'espère beaucoup d'Echopraxia de Watts mais ça ne sort pas avant le 26 :(
Et bravo encore pour ta postface à 7 secondes : http://blog.belial.fr/post/2013/10/07/Et-la-science-fiction-entra-elle-aussi-dans-l-anthropocene