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Le prince écorché" est le premier roman de Mark Lawrence, un auteur britannique qui frappe fort avec sa première production. Après le
Rajaniemi, ce sont de bien belles premières œuvres qui nous tombent sous la main.
Jorg n’a que quatorze ans, dans un monde médiéval où cela suffit pour être adulte. Il a vu mourir sous ses yeux sa mère et son jeune frère, assassinés par des ennemis politiques de son père. Blessé dans sa chair et surtout dans son esprit, le prince Jorg a fui le château de son père, rejoint une bande d’écorcheurs, et vit depuis une existence de bandit de grand chemin, cruel et impitoyable. Il rêve de se venger, mais aussi de devenir roi d’abord, empereur ensuite.
Jorg est un personnage immédiatement fascinant. Sorte d’enfant chimérique d’Elric et de Conan qui se serait engagé dans la Compagnie Noire, Jorg est un homme qui a brulé tous les ponts derrière lui et qui continue de la faire. Dans un monde où sévit la « Guerre des Cent » (dont sa mère et son frère ont été victimes), conflit perpétuel et sanglant entre les roitelets d’un empire désagrégé, Jorg a fait le choix (qu’il considère comme sa grande découverte, presque comme une révélation) de gagner le Grand Jeu en l’envisageant comme un problème rationnel, une simple partie d’échec. Dans cette partie que doivent jouer rois et nobles (l’auteur fait d’ailleurs un clin d’œil explicite à l’expression «
Game of Thrones »), les hommes sont tous des pions, les actes politiques (guerres, mariages, assassinat) ne servent qu’à faire évoluer le rapport de forces ou le positionnement des pièces. Gambit ou sacrifices ultérieurs deviennent des nécessités évidentes dès lors qu’on a compris ce qu’est le jeu, et qu’on parvient à ne voir tous les humains, même ses plus proches, comme les pièces d’un jeu qu’il faut gagner, et qu’on ne peut gagner qu’en faisant tout le nécessaire sans manifester d’émotion, forcément parasite de l’action rationnelle. Aux échecs, le gagnant est celui qui prend le roi adverse, pas celui qui a préservé le plus de pièces, celui qui a joué avec sa tête, pas celui qui a joué avec son cœur. Pas d’amour, pas de loyauté, pas d’affect. L’homme sans lien est libre de ses mouvements, toute allégeance est empêchement. Et lorsque Jorg tombe, à son corps défendant, amoureux d’une femme, son instinct lui hurle littéralement dans le texte «
Tue-la ! Elle ne peut que t’affaiblir ».
Audacieux, téméraire parfois, d’un cynisme absolu, parfaitement amoral, libre de toute féalité, Jorg est un héros car il pose sur un background tourmenté le talent, l’intelligence, la charisme et la chance sans lesquels aucune grandeur n’est possible. Il sait devenir
larger than life et accomplir ce qu’aucun autre que lui n’aurait pu réussir, en renversant des probabilités qui le donnaient vaincu. Grand homme plongé dans une grande histoire, contrôlant par la menace, la violence, la séduction, une bande de coupe-jarrets cruels et abrutis mais très efficaces, il raconte son histoire à la première personne et celle-ci fascine le lecteur comme la mangouste le cobra.
Mais, au-delà des joutes et des couronnes, il y a une autre dimension au jeu des trônes qui ne se dévoile que progressivement (et douloureusement) aux yeux de Jorg, comme à ceux du lecteur, et ajoute au conflit visible un méta conflit qui est le seul à importer vraiment. Comme beaucoup d’autres éléments importants de la narration, il arrive de manière naturelle et logique dans l’aventure et dans le corps du récit. C’est une des forces du livre de ne jamais s’appuyer sur de heureux hasards pour rassembler les hommes ou les mettre en mouvement. A plusieurs reprises, on peut penser durant quelques pages qu’il y a des coïncidences vraiment faciles, avant de comprendre qu’en fait rien n’est coïncidence et que les rencontres ou les actions étaient planifiées ou organisées. C’est un aspect du récit qui ne peut que satisfaire les lecteurs exigeant une certaine rationalité dans la résolution des problèmes.
Quant au monde dans lequel vit ce froid mais toujours brillant prince, c’est, au premier abord, un monde médiéval fantastique assez peu détaillé. Passé la première impression, le lecteur découvrira progressivement (et, de fait, assez tôt) qu’il n’est pas que cela (je ne spoile pas ici, lisez et vous saurez). Si, à la fin du livre, tout n’est pas encore révélé et expliqué (ce n’est qu’un tome 1 après tout), beaucoup de choses se seront néanmoins éclaircies concernant l’Histoire de l’Empire brisé.
Brutal (parfois à la limite du gore), dur, cynique, cruel, "
Le prince écorché" est un roman à la narration logique, et à la construction, alternant entre présent et flashbacks, plutôt efficace car elle ne présente au lecteur que les éléments de connaissance dont il a besoin au moment où ceux-ci sont nécessaires, et de sorte garde le lecteur le plus longtemps possible dans l’incertitude. Doté d’un héros intelligent et courageux, au charisme indéniable, d’un background tragique, et d’une histoire forte, "
Le prince écorché" est une réussite qui se lit à la vitesse de l’éclair. Chaque élément s’y emboite sans solution de continuité, et l’irrésistible marche du machiavélien Jorg vers la grandeur ne peut que fasciner et passionner le lecteur, voire choquer (et c’est tant mieux) le contemporain, confit dans l’huile écœurante de la sensiblerie.
Je me jette d’ores et déjà sur le tome 2, "
King of Thorns".
Le prince écorché, Mark Lawrence
L'avis de SBM
Commentaires
Et hop, dans ma besace numérique (en même temps, à 1€...) ! ;)
Merci de me donner tort.
Espérons que l'auteur continue sur cette lancée.
Autre temps, autres moeurs.
En train de lire la suite. Un peu moins moins speed (dommage) mais le héros est toujours aussi cérébral et intéressant.
Je ne te le souhaite pas mais je serai le premier à t'en balancer une le cas échéant. ;)