Sexe et mort dans les nouvelles de James Tiptree Jr.
« La mort était le moteur de leur vie, la mort alimentait leur sexualité.
La mort les poussait à se battre l'un contre l'autre et à se retrouver dans les bras l'un de l'autre. »
« Sur la relation existant entre les écrivains et leurs histoires, je crois que l’histoire est la partie la plus authentique de l’écrivain ». Cette phrase de James Tiptree Jr. écrite en 1971, résonne fort quand on connaît l’histoire de l’écrivain nommé James Tiptree Jr., autrement dit quand on sait – comme c’est le cas depuis 1977 – « qu’il » est en fait Alice Sheldon, une femme née en 1915 et pas du tout le jeunot de sexe masculin qu’on imaginait quand il publiait en 1968 sa première nouvelle, Birth of a Salesman. Sur la biographie de JTJ/AS beaucoup a déjà été dit et fort bien, notamment dans ce dossier ; mais au vu de la citation ci-dessus il paraît utile d’aller chercher l’écrivain dans son œuvre. Qui êtes-vous James Tiptree Jr. ?
Partons du principe que James Tiptree Jr. est le masque derrière lequel s’est cachée pendant presque dix ans Alice Sheldon et que l’histoire est la partie la plus authentique de l’écrivain, c’est dans ses histoires, singulièrement dans ses nouvelles publiées avant 1978, que nous irons chercher l’autrice (Alice Sheldon) à travers ses thèmes. Nous analyserons donc ici les textes regroupés dans les recueils 10,000 Light-Years From Home, Warm Worlds and Otherwise, Star Songs of an Old Primate, Out of the Everywhere, et le posthume, mais composé par Sheldon elle-même avant sa mort, Her Smoke Rose Up Forever pour comprendre la SF féministe d’Alice Sheldon aka James Tiptree Jr.
Commençons, ça s’impose, par Houston, Houston Do You Read ?, une novella primée Nebula 1976, Hugo 1977, et Jupiter 1977, récemment rééditée au Bélial sous le titre Houston, Houston, me recevez-vous ?. Texte de SF féministe explicite au point de pouvoir paraître outré, la novella met en scène un équipage de trois astronautes hommes qui traversent par inadvertance une perturbation temporelle proche du soleil et se trouvent projetés trois siècles dans l’avenir sans d’abord comprendre ce qu’il leur arrive. Sauvés par l’équipage strictement féminin d’un vaisseau proche, Orren Lorimer et ses deux compagnons d’infortune réalisent peu à peu qu’ils ne retrouveront pas le monde qu’ils ont quitté. Au sens propre du terme. Car les femmes qui les ont sauvés les droguent afin de connaître le fond de leurs pensées. Et qu’ils se mettent à énoncer à haute voix les fantasmes de viol et de domination qui occupent leurs esprits, même celui d’Orren qui n’est pourtant pas un mâle alpha au sens viriliste du terme. Ces trois derniers hommes (la Terre a bien changé en trois siècles) doivent donc disparaître pour que la société féminine apaisée et écoresponsable qui a remplacé le patriarcat séculaire ne soit pas anéantie par la violence acquise des trois revenants.
Dans cette novella se disent des thèmes clefs de l’œuvre de Sheldon : le contact entre sociétés, le retour à la maison (ici seulement espéré), la masculinité toxique, la sexualité (du moins dans sa version hétérosexuelle) dangereuse pour les femmes. La quête de l’unité, seule voie vers l’apaisement, est présente aussi – déjà réalisée sur sa Terre future semble-t-il par un système de clonage, une économie de la frugalité, et l’élimination du patriarcat.
Le patriarcat, à bas bruit, c’est la misogynie ordinaire, c’est considérer les femmes comme faibles et ineptes, petites choses à protéger ou adjointes spécialisées dans ce qu’on appellerait aujourd’hui le care (y compris sexuel). On le lit dès les textes plutôt drôles des débuts qui mettent en vedette des administratifs surchargés de travail coincés dans un système hiérarchisé qui les contraint. De Birth of a Salesman à The Screwfly Solution (Nebula 1977) en passant par Mama Come Home, Sheldon crée quantité de personnages masculins qui sont assistés par des secrétaires subalternes, aimés par des épouses à protéger, entourés de femmes ou de filles qui devraient se marier et fonder un foyer. La femme est un accessoire de l’homme qui représente la quintessence de l’humanité. Invisibilisation ? L’invisibilisation va plus loin, si loin qu’elle pousse Ruth Parsons, l’héroïne de The Women Men Don’t See, à quitter la Terre en compagnie d’aliens vers un autre monde qui ne pourra pas être pire que ce que lui réserve le nôtre, ce monde dans lequel les femmes ne font que « survivre », « par petits groupes », comme des « opossums ». Ce choix du départ, de la fuite loin d’un monde où il n’y a rien pour les femmes, Don Felton, le personnage masculin du récit, aveuglé par sa position dominante, ne peut ni le comprendre ni même l’appréhender.
A la lecture de ce texte (finaliste Nebula mais retiré du vote par Sheldon), on est mystifié par la maestria avec laquelle l’autrice dépeint les personnages masculins et le brio avec lequel elle adopte un male gaze crédible. Ces caractéristiques seront présentes dans tous les textes de Sheldon et aideront grandement à maintenir l’illusion Tiptree. Robert Silverberg lui-même écrivit : « on a suggéré que Tiptree est une femme, une théorie que je trouve absurde car il y a pour moi quelque chose d’évidemment masculin dans l’écriture de Tiptree ».
L’invisibilisation, à laquelle Sheldon s’est astreinte, c’est aussi celle de l’héroïne malheureuse de The Girl Who Was Plugged In (Hugo 1974). Dans une société ultraconsumériste, P. Burke, laide et malade, se voit proposer un pacte faustien après une tentative de suicide : animer, littéralement, depuis une cabine de transfert neural enterrée, le corps d’un clone à l’esprit vide, une star qui, peu à peu, devient sa seule identité. Visible et invisible fusionnent. Le masque devient (est ?) la personne. Sheldon devenue Tiptree écrivait dans Beam Us Home : « Que se passe-t-il si une personne est sûre de son identité, mais que ce n'est pas son identité ? ».
Un cran au-dessus en terme d’agression, la sexualité dangereuse traverse une grande partie de l’œuvre de Sheldon. On l’a vu dans Houston, avec des fantasmes de viol, mais c’est une approche omniprésente. « Sex equals death » écrit-elle dans une nouvelle. Et, de fait, sexe, violence, souffrance, sont souvent liés. C’est le cas dans Your Faces, O My Sisters ! Your Faces Filled Of Light ! où une jeune fille illuminée qui croit vivre dans un monde de femmes est violée et tuée dans la rue. Dans With Delicate Mad Hands où une femme spationaute sert littéralement de « vide-couilles », ce qu’elle accepte, et subit de surcroît un viol avec violence quand elle tente de sortir de sa condition d’infériorité en voulant piloter comme ses collègues masculins (sa vengeance sera terrible). Dans We Who Stole the Dream, où les aliens femelles d’une colonie terrienne sont violées et mutilées. Et inutile de compter sur une hypothétique sororité dans le cadre patriarcal ! Si elle existe dans la société post-patriarcale de Houston, elle est absente de celles, patriarcales, de Your Faces, ou de Mad Hands, ou d’autres encore.
Plus encore, même quand aucun homme n’est impliqué le sexe conduit à la mort. C’est le cas pour les aliens arthropoïdes de Love Is The Plan, The Plan Is Death (Nebula 1973) et on pourrait citer aussi le sacrifice contraint qui suit « l’accouchement » dans The Color of Neanderthal Eyes.
Le contact entre sociétés différentes est aussi au cœur du projet narratif de Sheldon. Autrice de SF, elle met maintes fois en contact les humains avec des aliens de morphologies et cultures diverses. Et là, tout est possible. De la séduction irrationnelle fondée sur une bonne dose de phéromone (And I Awoke And Found Me Here On The Cold’s Hill Side, avec là encore sexe et douleur) à la soumission involontaire à une entité supérieure (I’m Too Big But I Love To Play, avec un duo marionnette/marionnettiste qui évoque The Girl Who Was Plugged In) en passant par la séduction culturelle fondée sur l’attrait qu’exerce une société pacifique et unitaire (The Color of Neanderthal Eyes ou A Momentary Taste Of Being).
L’Autre, différent, est attirant. Peut-être justement car il n’est pas humain. Car ce qui est dit « humain » est trop souvent associé à ce qui est toxique : l’agression, la violence, la masculinité toxique qui se dit humanité.
Chez l’Autre, souvent organisé en tribu ou en clan, on peut trouver ce que les aliens martyrisés de We Who Stole The Dream appellent Jailasanatha, l’Unité dans l’amour. Pas chez l’Humain. L’humanité fait la guerre. L’humanité tue, viole et pille. L’humanité a détruit son environnement, au point de rendre la Terre invivable ou presque (c’est la cas dans quantité de textes, Slow Music ou A Momentary Taste Of Being étant les plus significatifs avec l’impressionnant The Last Flight of Doctor Ain qui rappelle L’armée des douze singes). L’humanité, dans sa forme toxique, fait de son monde un tel enfer qu’il est raisonnable de vouloir le quitter. C’est ce que font les personnages principaux de Beam Us Home ou de And I Have Come Upon This Place By Lost Ways, c’est ce que fait la Lory de A Momentary Taste of Being, une Lory qui ressemble sûrement à ce que Sheldon était vraiment, dans sa quête de l’unité et d’une communication vraie qui n’existe jamais dans le monde réel. Besoin de communiquer, souffrance de ne pas être entendu : « Pourquoi luttons-nous pour être compris ? Pourquoi un refus de communication est-il si douloureux », c’est la question de l’être dans I’m Too Big But I Love To Play, on peut imaginer que c’est aussi celle de Sheldon.
L’amour procure-t-il l’unité ? Il est une des clefs de l’éternité et de la paix si on en croit Her Smoke Rose Up Forever. Mais il est si rare. Et le sexe ne permet pas de le traduire, voire l’empêche de s’actualiser.
Alors, les personnages les plus tragiques de Sheldon sont des solitaires, en quête désespérée d’un monde meilleur qui n’existe sans doute pas, un monde apaisé, sans domination ni violence, dans lequel une vraie communication serait possible. Hobie (Beam Us Home), Lory (A Momentary Taste of Being), ou Carol Page (With Delicate Mad Hands) en sont de bons exemples.
Au lieu de l’unité, ce qui définit l’humanité, comme tout ce qui est vivant, c’est le drive reproductif. Résister à la mort en se reproduisant, quel qu’en soit le coût, même au prix de la transcendance, c’est ce qui caractérise la vie dans nombre des textes de Sheldon. Reproduire l’individu ou le groupe entier. C’est une pulsion si forte qu’elle conduit à la surpopulation récurrente (A Momentary Taste of Being), et pour les femmes à accepter la mort qui suit l’enfantement (The Color of Neanderthal Eyes) ou l’esquive par les hommes de leur responsabilité parentale (Slow Music), voire l’inceste nécessaire. Mais le drive reproductif nécessite deux sexes voire plus, donc une absence d’unité et souvent la domination de l’un sur l’autre ou les autres. Alors la solution tragique, l’échappatoire vers un paradoxal apaisement, est la disparition d’un sexe voire l’éradication des deux, par l’épidémie ou la folie (Houston, The Screwfly Solution). Avec à la clef des tombereaux de morts.
Et il faut savoir qu’on meurt beaucoup dans les textes de Sheldon. Seul ou en groupe, on meurt, on meurt, on meurt. Parfois en le subissant sans l’avoir voulu ni cherché, d’autres fois en se sacrifiant. Tous ces sacrifices, on pourrait penser qu’il sont la preuve d’une capacité supérieure d’altruisme chez les personnages de Sheldon et donc d’une forme d’espoir. Pas toujours, loin de là. Parfois le sacrifice espéré n’est pas réalisé, empêché par le sursaut in extremis de vouloir perdurer comme dans On The Last Afternoon, d’autres fois il se révèle inutile comme dans We Who Stole the Dream. Au bout de l’espoir il n’y a que la déception devant la faiblesse de l’être.
Les textes de Tiptree/Sheldon sont pessimistes, profondément pessimistes. Soit parce que les situations décrites sont déprimantes, soit parce que le seul moyen d’aboutir à une situation satisfaisante est l’élimination d’une partie de l’humanité. Aucun midterm ne semble possible. Certains des héros de Sheldon veulent désespérément rentrer chez eux (The Man Who Walked Home par exemple), véhiculant le sentiment que l’unité serait trouvée par un retour au précédent, à la jeunesse, à ce qui a disparu. On n’a pourtant guère envie de les accompagner si ça implique de revenir vers l’un des mondes sinistres qu’elle décrit. A moins qu’elle ait encore une surprise dissimulée dans sa besace, un jardin secret où résiderait la possibilité du bonheur.
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