C'est l'été, aimable lecteur, et l'été, chez les éditeurs et pour les publications, c'est souvent basses eaux. Ça l'est d'autant plus quand on est lassé de la sainte trinité Grief/Relief/Identity qui constitue aujourd’hui une bonne partie de ce qui est publié. Comme toutes les autres, cette phase passera, mais, très honnêtement, ce lamento d'auteurs qui feraient mieux de fréquenter un psychologue plutôt qu'un traitement de texte m'épuise.
C'est donc l'été que, volens nolens, je lis des policiers. Nous y sommes.
Il y a quatorze ans de ça (ouch!) j'avais bien apprécié le premier roman d'Oliver Pötzsch, intitulé The Hangman's Daughter (anglo), La Fille du bourreau (français) et Die Henkerstochter (VO). J'avais aimé la manière dont Pötzsch se servait d'une enquête criminelle dans un cadre spatio-temporel inhabituel (pour moi en tout cas) pour informer sur certaines des pratiques et habitudes peu ragoutantes dudit cadre. J'avais donc gardé un bon souvenir de The Hangman's Daughter. Même si je ne lus pas la série qui s'ensuivit.
Rebelote cet été avec Le Livre du fossoyeur.
Vienne, 1893. La capitale de l'empire d'Autriche-Hongrie est l'une des plus belles villes du monde, le cœur palpitant d'un espace politique qui lie (trop lâchement hélas) plus de dix nationalités aux passés intriqués, un nexus où se croisent la modernité culturelle et l'archaïsme, qu'il soit populaire ou monarchique.
C'est à la police de Vienne qu'est affecté le jeune Leopold von Herzfeldt, fraîchement débarqué de Graz, la grande ville du Sud du pays.
Sitôt arrivé, par ennui, von Herzfeldt se rend sur les lieux d'un crime particulièrement sordide : une jeune femme a été retrouvée égorgée dans le parc du Prater, et comme si ça ne suffisait pas, un pieu portant une inscription latine a été enfoncé par le meurtrier dans le sexe de la malheureuse.
Au Prater, près du corps de la victime, von Herzfeldt fait la connaissance, guère courtoise, des trois inspecteurs avec lesquels il aura à travailler dorénavant. Des collègues dont les méthodes, visiblement désinvoltes, ne lui inspirent que peu de respect – car tu dois savoir, lecteur, que le jeune von Herzfeldt fut juge d’instruction avant de basculer dans la police, et qu'il est un disciple du célèbre procureur Hans Gross, le père de la criminalistique, cette science de l'enquête criminelle qui s'impose péniblement dans le monde à partir de la fin du XIXe siècle.
Missionné par le grand homme pour apporter les lumières de la science moderne à la police viennoise, von Herzfeldt se heurtera durement aux conservatismes locaux, alors que les cadavres se multiplient et que la ville semble bouffie de bien sombres secrets.
Comme dans la série de La Fille du bourreau, Le Livre du fossoyeur est l'occasion pour Pötzsch de visiter les ors et les ombres d'une période donnée.
Les ors.
Sur les traces de Leopold von Herzfeldt, tu arpenteras, lecteur, les rues illuminées de Vienne alors qu'un nouveau monde nait. Tu croiseras le professeur Hofmann, l'un des pères de la médecine légale. Tu verras les becs de gaz et les premiers lampadaires électriques. Tu apprendras pourquoi les Grand-Bi furent peu à peu remplacés par les bicyclettes de sécurité. Tu découvriras les premiers appareils photo et l'usage dépourvu d'enthousiasme que le police en fait. Tu entendras les novateurs appels téléphoniques. Tu verras les tramways hippomobiles et entendras parler des étonnantes voitures automobiles – des incongruités assurément. Tu seras au cœur de cette époque de grande transformation qui bouleversa toutes les sociétés via la technique. Une époque où tout devenait possible, même le pire.
Les ombres maintenant.
Les inégalités d'une ville qui a connu la Révolution industrielle dans un cadre monarchique te seront aussi dévoilées, lecteur. Rues illuminées et venelles sordides, à côté des palais impériaux et des fastes de la famille Strauss, à côté de la noblesse et de la bourgeoisie locale, s'il y a une petite classe moyenne de vendeurs ou de fonctionnaires, il y a aussi et surtout une vaste classe ouvrière qui vit chichement dans un habitat insalubre, loin de l'opéra, de la crinoline et des bals. Et n'oublions pas la foultitude de domestiques qui sont au service des familles aisées, vivent en leur sein, et, dans le cas trop courant des femmes, servent de partenaires sexuelles contraintes aux hommes de la famille sous le regard sans aménité des conjointes.
Enfin, nombre de prostituées travaillent en ville, disqualifiées socialement par une société qui les utilise mais refuse de les valider (comme le bourreau du premier cycle de Pötzsch). Elles sont une réalité d’évidence dans les sociétés où la sexualité est corsetée (CF. Dubner et Levitt).
En dépit ou à cause de son statut de cœur de l'empire, Vienne la multinationale est travaillée par de vraies inimitiés nationales, des forces centrifuges potentiellement violentes qui se focalisent sur les origines régionales, les accents, etc.
Les quartiers de noblesse, possédés ou pas, sont aussi des motifs de discrimination ou de ressentiment, dans une société où à la logique des classes s'ajoutent celle de l'honneur (qui pousse aux duels entre gentilshommes) et celle du statut (comme le montre Max Weber).
C'est la logique du statut qui pousse Leopold von Herzfeldt à se défier du fossoyeur de cimetière central de Vienne quand celui-ci voudra lui apporter son aide, alors que l'homme, intelligent et cultivé, bourru mais attachant, est le rédacteur d'une ouvrage qui détaille toutes les connaissances que des décennies de travail lui ont apportées sur la mort et ses suites. C'est aussi la logique du statut qui freine l'enquête lorsque celle-ci s'approche de personnes placées trop haut dans l'échelle du prestige.
Last but not least, l'antisémitisme vocal et sans vergogne est une réalité quotidienne à laquelle se heurte von Herzfeldt, comme s’y heurtent aussi tous ses coreligionnaires. Un antisémitisme courant dans l'Europe de l'époque, plus encore en Europe centrale, qui déboucha sur d'atroces conséquences et semble réactivé aujourd'hui dans sa forme décomplexée.
Au bout de maintes pérégrinations et fausses pistes, grâce à sa sagacité mais aussi à l'aide d'Augustin, le fossoyeur, et de Julia, la téléphoniste (car il faut bien, hélas, une idylle ombrageuse), Leopold von Herzfeldt résoudra le mystère et mettra un terme à de biens répugnants agissements.
Le Livre du fossoyeur est un policier captivant que j'ai lu d'une traite tant pour lever le voile sur les faits que pour en apprendre plus sur les balbutiements de la science criminologique ou découvrir une ville-monde à l'orée du XXe siècle.
PS : Mettre le mot féminicide dans la bouche d'un homme de 1893 me paraît peu judicieux. Après les sensitivity readers, faudra-t-il des anachron readers ?
Le Livre du fossoyeur, Oliver Pötzsch
Commentaires
Merci pour la découverte de l’auteur.