Une Valse pour les grotesques est le dernier roman de Guillaume Chamanadjian. Je n'avais pas pris le temps de le lire jusqu'à présent. Le voici shortlisté Planète-SF 2025, ce qui me donne l'occasion de réparer cette défaillance. Voyons ce qu'il en est !
Shattengau est une cité-Etat nichée au cœur des Alpes, entre France d'Ancien Régime et Saint-Empire Romain Germanique. Une province et une ville dont le nom signifie plus ou moins « Province fantôme » et qui n'a d'existence que dans la bulle de réalité créée pour elle par le Mirabile, un auguste savant-astrologue, en 1316, soit cinq siècles avant les événements du roman qui, eux, prennent place en 1816 (l'année de la rédaction de Frankenstein par Mary Shelley, qui intervient épistolairement dans le roman).
Shattengau est une cité-Etat peu ordinaire. Protégée des vicissitudes du monde par un ancien pacte « magique », elle vit sa vie propre et, ce faisant, diverge de plus en plus du reste de l'Europe et du monde, au risque de créer sa propre réalité alternative qui s'étendrait au-delà de ses frontières (c'est déjà en partie le cas, confronter les dates et Etats cités ci-dessus).
Shattengau est dirigée d'une main de fer par le margrave Franz Alexander von Grunewald dont l'épouse se prénomme Catherine. Ils ont un enfant caché dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est particulier au point d'être l'un des moteurs du récit.
Franz Alexander a une âme damnée, Rupert Hentzau. Exécuteur des basses-œuvres, le vil est aussi brutal que lâche, aussi traître que fourbe. On aime ne pas l'aimer.
Au cœur de Shattengau, jamais loin du joli lac, se trouvent la petite ville typée XIXe avec ses rues pavées et ses tavernes, une université prestigieuse, et surtout un immense château qui surplombe le reste et dit assez la hiérarchie locale. Détail important : la ville est « peuplée » de très nombreux grotesques qui adornent façades et coins de murs, semblant veiller sur la cité, ou la surveiller. Pense à la Latvérie du Docteur Fatalis, lecteur, tu auras le décor et l'ambiance.
A Shattengau enfin – pour ce qui nous concerne – vit un jeune assistant gynécologiste/céroplasticien du nom de Johann von Capriccio. Compatissant, franc et honnête, Johann travaille sous la direction du Dr Gatts, un grand obstétricien qui feint d'ignorer que, comme l'aurait dit Maître Yoda, « Personne par l'obstétrique ne devient grand ».
C'est peu après avoir procédé, à fin de recherches scientifiques, à la céroplastie d'une jeune fille morte après une tentative d'avortement improvisé imposée par un père autoritaire, que von Capriccio rencontre dans une taverne proche de l'université une jeune femme séduisante, Sofia, qui l’entraîne à son corps défendant (voire très défendant) dans une aventure périlleuse et haute en couleurs. S'y croiseront des mercenaires et des soudards, une Sofia qui craint aussi peu la mort que la Valéria de Conan le barbare, un margrave et sa femme, un très jeune enfant qui n'est humain qu'en partie, un traître prêt à vendre son seigneur à une puissance étrangère, un mystérieux manuscrit, une orpheline – Rénata – promise à un grand destin, un jeune noble bien sympathique ainsi qu'un vieux banquier qui ne l'est pas moins, et, last but not least, deux créatures surnaturelles aussi dangereuses que séduisantes dont les existences même sont liées à celle de la ville et du rêve éveillé qui la sous-tend.
Avec Une Valse pour les grotesques, Guillaume Chamanadjian explore le pouvoir de l'imagination. Au fil d'un récit plein de rebondissements, de secrets et de comptes à régler qui évoque les romans de cape et d'épée, l'auteur joue avec l'idée selon laquelle ce sont les croyances qui organisant voire créent le monde. Ici, au-delà même de la « matrice » imaginée par William Gibson, c'est la réalité entière qui est « une illusion consensuelle ». Une idée qu'on trouve aussi dans l’œuvre de Gaiman par exemple, avec ses dieux qui n'existent qu'aussi longtemps qu'il se trouve des gens pour croire.
À travers les métaphores du monstre de Frankenstein et du golem sans oublier les grotesques, et en explorant le pouvoir créateur du Verbe, Chamanadjian peuple sa cité fictive de créatures qui la lient et la stabilisent. Puisant dans l’inconscient collectif et l’alimentant par leur seule présence, ces créatures de pierre assurent la pérennité d’un lieu qui, autrement, serait aussi éphémère qu’une bulle de savon — un lieu imaginé par Mirabile pour offrir un havre de paix et de tranquillité à l’université qu’il souhaitait fonder.
Avec Schattengau, l'auteur offre donc au lecteur un univers entre conte et livre d'images dans lequel il place une histoire trépidante dont tous les protagonistes ne sortiront pas indemnes.
Mais le discours de Chamanadjian n'est pas que distractif. À la lecture d'Une Valse pour les grotesques, on ne peut que se souvenir de Régis Debray écrivant « Les effets sociaux des illusions ne sont pas illusoires ». Ce sont des falsifications généalogiques qui fondent la légitimité des dynasties régnantes ; c’est la croyance en des histoires communes (nationales) distinctes qui justifie les frontières et la division en États différents, souvent concurrents ; ce sont des mythes et légendes partagés qui assurent une forme de pérennité à la fiction pratique ayant permis à Mirabile de créer ce qu’on peut appeler un univers de poche – un monde où la recherche et la science pourraient progresser, à l’abri des contingences de l’Histoire. Cela revient à feindre d’oublier que si ces mains scientifiques, qui voudraient tant rester propres et intouchées, peuvent travailler, c’est souvent grâce au soutien et à la protection de puissances qu’elles affectent de mépriser (qu’aurait été L’Encyclopédie sans Madame Geoffrin, pour ne prendre qu’un exemple). Mirabile a su s’aveugler sur ce point – ce n’est pas le cas des héros du roman, même s’ils n’y peuvent pas grand-chose. Les faits sont têtus.
Réalité et illusion, le pouvoir de modeler la réalité est au cœur du roman. Voilà pourquoi ces grotesques qui sont les pendants magiques de la créature scientifique de Mary Shelley, voilà pourquoi ce manuscrit convoité qui a créé une réalité comme une Constitution l'aurait fait dans un autre type de régime, voilà pourquoi la peinture, la valse, l'art, tous moyens de modifier ce qui est, de l'orienter dans une nouvelle direction.
Par-delà Gaiman et sa mythologie fondée sur la foi créatrice, on pense bien sûr à Philip K Dick, et à tant d'autres qui brouillent aussi la frontière entre rêve et réalité (en commençant par Shakespeare et son Songe d'un nuit d'été).
On pense au Grand-Guignol lors de certaines scènes de poursuite palatiales.
On pense aussi à la créature double qu'est l’albatros dans Le Livre des passages, présente ici sous la forme du duo Ombeline/Lukas.
Chamanadjian rend encore hommage à Kepler et à son Somnium, seu opus posthumum de astronomia lunari, l'un des premiers romans SF de l'Histoire, construit comme Une Valse pour les grotesques en trois parties et trois points de vue dominants.
Et clairement, par la nature même de sa création, il s'impose comme celui qui chemine dans le sillon tracé par les Rémy.
Dynamique, original, speed, poétique, souvent émouvant (notamment lors des nombreux flahsbacks qui donnent une histoire aux personnages), Une Valse pour les grotesques peut agacer – un tout petit peu seulement – par son discours très brut de fonderie sur les inégalités. Tocqueville écrivit il y a deux siècles : « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ». Et si, pour Delacroix, la liberté guidait le peuple, c'est l'égalité qui tient la plume de Chamanadjian. Porte-voix d'une approche très passionnelle de l'égalité qui me semble à la limite de la naïveté, l'auteur agace parfois un peu, puis on passe à la suite ; de plus, on est en France, le lectorat appréciera sûrement.
Une Valse pour les grotesques, Guillaume Chamanadjian
L'avis de Lhisbei (jurée du Prix Planète-SF)
Commentaires