Une Valse pour les grotesques - Guillaume Chamanadjian

Une Valse pour les grotesques est le dernier roman de Guillaume Chamanadjian. Je n'avais pas pris le temps de le lire jusqu'à présent. Le voici  shortlisté Planète-SF 2025 , ce qui me donne l'occasion de réparer cette défaillance. Voyons ce qu'il en est ! Shattengau est une cité-Etat nichée au cœur des Alpes, entre France d'Ancien Régime et Saint-Empire Romain Germanique. Une province et une ville dont le nom signifie plus ou moins « Province fantôme » et qui n'a d'existence que dans la bulle de réalité créée pour elle par le Mirabile, un auguste savant-astrologue, en 1316, soit cinq siècles avant les événements du roman qui, eux, prennent place en 1816 (l'année de la rédaction de Frankenstein par Mary Shelley, qui intervient épistolairement dans le roman) . Shattengau est une cité-Etat peu ordinaire. Protégée des vicissitudes du monde par un ancien pacte « magique », elle vit sa vie propre et, ce faisant, diverge de plus en plus du reste de l'Europ...

Le Livre des passages - Alex Landragin


Le Livre des passages est un objet littéraire singulier. Il s’ouvre sur un prologue expliquant que le texte que le lecteur tient entre ses mains est un manuscrit laissé chez un relieur parisien par une riche collectionneuse, assassinée depuis d'atroce manière. Ce prologue, rédigé par le relieur lui-même – qui a discrètement poursuivi le travail sur l’ouvrage malgré la disparition de sa cliente – s’achève sur une proposition étrange : lire Le Livre des passages tel qu’il se présente physiquement, c’est-à-dire comme trois textes juxtaposés qui se répondent, ou bien le lire selon l’ordre des chapitres imaginé par la défunte collectionneuse, qui en fait un roman unique, lisible d’un début à une fin. Deux sens de lecture possibles donc, avec constructions différentes et changements de style plus ou moins fréquents et rudes (j'ai choisi le premier, choisis le tien, lecteur!).


Il faut savoir pour commencer que j'adore littéralement Baudelaire, l'homme et l’œuvre. J'abordais donc Le Livre des passages, d'Alex Landragin, avec grande circonspection, car c'est autour du couple tumultueux Jeanne Duval/Charles Baudelaire que se noue l'intrigue imaginée par l'auteur.


Trois textes donc, disais-je, suivent un prologue sous une même couverture.

Le premier, intitulé The Education of a Monster, serait un texte court inédit de Baudelaire lui-même. Il est une sorte de lettre à l'intention d'une jeune fille prénommée Mathilde dont on saisit vite qu'elle s'est lancée dans un étrange commerce avec le poète dandy – un commerce qui ne peut exister que sous un angle Fantastique.

Le deuxième, City of Ghosts, aurait été rédigé par le philosophe juif allemand Walter Benjamin (dont l'un des livres s'intitule justement Le Livre des passages), traducteur et spécialiste de Baudelaire. Il y relate sa rencontre avec une femme énigmatique, croisée sur la tombe du poète au cimetière de Montparnasse, puis la relation passionnelle qui le liera à elle dans un Paris presque déserté, à la veille de la débâcle de 40. Une relation qui l'amènera à rester en France alors qu'il devrait fuir, et à découvrir, sur le poète, un secret connu de quelques rares initiés seulement alors qu'il cherche à se procurer, pour le compte de son amante Madeleine, le manuscrit de The Education of a Monster.

Le troisième et dernier, Tales of the Albatross, est le plus long des trois, presque un roman à soi seul. Il rapporte l'histoire proprement extraordinaire qu'aurait racontée Jeanne Duval à Baudelaire, qui lui aurait inspiré le poème L’Albatros. Cette histoire proprement fantastique qui commence sur une petite île du Pacifique  à la fin du XVIIIe siècle serait, toujours d'après Jeanne Duval, l'histoire véritable, la seule histoire véritable, de la vie des deux amants et de leur amour à travers plus d'un siècle de poursuite, d'oubli et de remémoration.


Avec Le Livre des passages, Alex Landragin – dont c'est le premier roman – se livre à un intéressant exercice de métempsychose. A travers l'histoire fantastique de deux âmes qui se poursuivent, se croisent, se perdent et se retrouvent à travers les décennies et les siècles, il livre un récit au centre duquel se trouve le couple formé par Baudelaire et Jeanne Duval, sous leurs incarnations successives dont celles que je viens de nommer ne sont pas les originales. Il raconte une époque et des mondes aujourd'hui disparus, par-delà ce qui pourrait sembler n'être qu'une bluette à prétention littéraire aux yeux d'un lecteur inattentif.


C'est à travers les yeux, par ces yeux qui, pour Baudelaire, étaient autant des des abîmes que des portes vers le plus profond de l'âme, que se produisent les déplacements d'âmes qui forment la trame du Livre des passages. C'est aussi par les yeux de chacun des protagonistes des trois récits (tous à la première personne, sur le ton de la confession) que le lecteur est introduit à ce qui est une belle et douloureuse histoire, d'amour, de perte et de fidélité.

Le Livre des passages est l’occasion pour Landragin de raconter la bohème à Paris au début du XIXe siècle, de dire la créativité et le dandysme provoquant de l’époque (particulièrement celui, extravagant, de Baudelaire), de raconter la vie du poète. Il raconte l'échec, les dettes, la fuite en Belgique (ici, il est parfaitement dans le ton des insultants poèmes belges de Baudelaire), le remords d'avoir entraîné son éditeur dans sa chute et la certitude d'avoir raison malgré tout. Il montre le génie et la folie, la syphilis et la misère, l’entregent qui se réduit, la déchéance qui, étrangement, précède la gloire au lieu de lui succéder.

Landragin dit aussi le Paris un peu fou de 1940, l'exode d'une partie des habitants, le sauve-qui-peut de l'Etat, la peur des exilés qui avaient cru trouver un refuge à Paris et voient avec effroi les armées nazies progresser rapidement vers ce qu'ils avaient pris à tort pour un havre. Il dépeint un Walter Benjamin (dont on connaît le destin tragique) en homme possédé par l'amour d'une femme, sans doute, mais surtout par cet amour de la connaissance qui ne le quitta jamais de toute sa vie. Un homme qui veut savoir même s'il a du mal à croire, un homme aussi que le désespoir atteint face à la catastrophe qu'il pressent et que parviennent à fuir certains de ses amis, Arthur Koestler par exemple, quand lui ne saisira pas sa chance et poursuivra jusqu'au bout son obsession, un peu comme le fit Baudelaire avant lui.

Il dit enfin un XVIIIe siècle fait d'explorations et de conquêtes coloniales. Il raconte la manière dont les peuples autochtones du Pacifique du Sud, entre autres, se retrouvèrent dépossédés de leurs terres et de leur souveraineté. Il dit les rois fantoches installés sur des trônes en carton par les administrateurs coloniaux qui gèrent l'annexion, et les mouvement de résistance et d'autodétermination qui subsistent mais ne vainquent pas.


Mais il y a plus bien plus. Par petites touches successives et abordables, à travers l’épopée d'Alula et Koahu, Landragin raconte tout un monde, notre monde, sur presque deux siècles. Un choix impressionniste qui ne cherche pas l'exhaustivité mais dit un monde d'explorateurs et de colons, de marins et de capitaines, de coups de fouet et de fonds de cale, d’esclavage et de lutte pour la dignité, de conversion forcée et d'ethnocide, de pionniers et de Nouveau-Monde, de demi-mondaines et de prostituées, de cabarets et de bouquinistes, de poètes et de dandys, de luxe et de misère, de progrès techniques et d'abaissement moral, d’intellectuels lettrés et de barbares mécanisés, d'esthétisme militant et de sensualité dangereuse.

Et c'est quand tout est écrit, publié, accompli, que le cycle s'achève peut-être et que le Nirvana – au sens littéral du terme – est atteint.


C'est pertinent, éclairant, souvent poétique, en particulier dans le troisième texte, le récit d'Alula, qui voit une âme traverser les périodes, s'émerveiller des nouveautés et regretter le monde ancien dont elle est la seule à garder un souvenir vivant. Vivre longtemps, comme le font les vampires, n'est possible que soutenu par l'amour qui, seul, permet d'endurer une aussi longue existence – Anne Rice l'avait bien montré dans Entretien avec un vampire.

On pense bien sûr au fabuleux Cloud Atlas de David Mitchell, mais aussi au Melmoth réconcilié de Balzac. On apprécie les changements de style et de ton. On lit donc un bon, voire très bon, roman qui n'est peut-être pas le chef d’œuvre absolu que certains disent (là, Mitchell est presque impossible à surpasser) mais un excellent texte néanmoins, ce qui est déjà suffisamment rare pour mériter toute notre attention.


Le Livre des passages, Alex Landragin

PS : Je précise que j'ai lu en VO anglaise (titré Crossings) ce premier roman de l'auteur franco-arméno-australien et que je n'ai donc pas d'avis sur la traduction.

L'avis d'Apophis

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