Nouveau voyage dans le monde de Ray Nayler avec Where the Axe is buried, un roman assez court en terme contemporain, situé dans l'univers uchronique décalé que cet auteur américain globe-trotter très sympathique construit au fil de ses nombreux textes (on y retrouve par exemple son Istanbul ou l'Elmira de Yesterday's Wolf).
Le monde que Where the Axe is buried nous donne à voir est fragmenté entre la ville-monde Istanbul où tout et tous se croisent, un empire totalitaire à l'Est qui ne peut faire penser qu'à la Russie (La Fédération), une République dont on comprend qu'elle est un ex-satellite de la Fédération (et là on pense plutôt à l'Ukraine ou à la Géorgie), l'UE, la Grande-Bretagne et son Commonwealth, les Unions Nord-Américaine, Centre-Américaine et Sud-Américaine, sans oublier un reste du monde peut-être moins strictement organisé.
La plus grande partie du monde a adopté la « rationalisation », c'est à dire que, sous l'égide de l'ONU et face à ces « urgences » dont le discours public est plein, elle a placé à la tête des exécutifs des Premiers ministres IA qui prennent sans vraie opposition les décisions difficiles de maximisation du bien-être collectif sous contrainte de ressources rares et de pollution à contenir. Les demos sont sortis du cratos, ils l'ont confié à des intelligences artificielles dont on leur a dit qu'elles feraient mieux et plus justement. Une forme numérique de pensée unique.
La Fédération, elle, est gouvernée par un dictateur autocrate qui a trouvé un moyen médical de transférer sa conscience d'un corps mourant à un clone neuf afin de durer pour toujours, homme et régime à la fois (le rêve du Reich de mille ans en un seul homme ou d'un Poutine qui, indécence et changement de Constitution aidant, a formé le projet de rester le maître de la Russie jusqu'en 2036, sachant qu'il la dirige depuis 1999).
La Fédération, comme tout totalitarisme, a autant d'ennemis intérieurs qu'extérieurs. A la guerre qu'elle mène à sa population par la répression politique s'en ajoute une autre, plus ou moins larvée, avec ses anciennes républiques qu'elle tente de ramener dans le giron impérial – encore un point commun avec la Russie.
Et voilà que dans ce monde rieur et organisé pour perdurer sans contestation, des événements se produisent. Le vieux dictateur va bientôt mourir, engendrant la nécessité d'une nouvelle procédure de transfert ; des mouvements de protestation violents se dressent dans la République contre la hausse du prix de l'énergie décidée par le Premier Ministre IA.
Where the Axe is buried est un roman éminemment politique, les lecteurs étourdis qui seraient passés à travers seront d'ailleurs ramenés à la vérité du texte par la postface de Ray Nayler.
C'est avant tout de systèmes jumeaux de mise au pas des consciences et des volontés dont parle le roman.
D'un côté, des totalitarismes qui contrôlent explicitement leurs sujets au nom d'une idéologie politique ou religieuse, utilisant pour ce faire la violence illimitée d'un Etat que rien ne contraint (on se souviendra de Goebbels à la Société des Nations en 1933 : « Messieurs, charbonnier est maître chez soi. Nous sommes un Etat souverain et tout ce qu'a dit cet individu ne vous regarde pas. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, de nos pacifistes et de nos juifs et nous n'avons à subir de contrôle ni de l'humanité, ni de la SDN »), Etat qui dispose par ailleurs de moyens techniques toujours plus efficaces afin d'actualiser un système de crédit social qui limite toujours plus les capabilités des sujets, jusqu'au point où ces derniers passent même la limite au-delà de laquelle il n'y a plus ni droit à la liberté ni droit à la vie.
Totalitarismes ici représentés par la Fédération, une société qui ressemble fortement à celle de 1984, jusqu'aux télécrans et à la phrase adaptée : « The image of the end of the world was a mechanical foot stomping on a human skull ».
D'un autre côté, un monde « libre » qui a abandonné sa gouvernance aux algorithmes, dans lequel on accepte d'être contraint, que ce soit dans ses choix politiques ou dans ses choix de vie ou de consommation, non par la force mais par un nudge si intrusif, si élaboré, si insistant qu'il nie de fait la possibilité d'un choix libre et éclairé. Un contrôle implicite donc.
Pensons à Cambridge Analytica mais aussi au profilage qui permit à Obama d'accéder à la présidence sans engendrer les mêmes cris d'orfraie. Pensons aux publicités profilées par algorithmes, pensons aux engouements Tiktok qui installent un mauvais chocolat au sommet du buzz mondial et font grimper le prix des pistaches ; on pourrait continuer longtemps.
Pensons aussi au TINA qui, dans le roman, est magnifiquement représenté par des dirigeants IA censés trouver The One Best Way (comme aurait dit Taylor) en niant le fait que dans tout choix d'optimisation les variables sont pondérées par une idéologie et un système de valeurs, et que c'est précisément sur les pondérations que le demos est censé exercer son cratos – pour cela encore faut-il disposer de ces citoyens qui « volent aux assemblées » que Rousseau appelait de ses vœux.
Et puis il y a un troisième monde, dont on parle moins, un monde de réfugiés, de gens à qui la guerre, la dictature ou les bouleversements climatiques ont coûté leur pays et leur identité, de gens qui « font la queue » pour avoir un droit, une identité nouvelle, pour devenir en fait autre chose qu'un réfugié générique. Des réfugiés qui, comme le dit Nayler dans sa postface, ne veulent rien plus que « rentrer chez eux », à condition que ceci soit possible.
Dans ce monde où s'exerce donc une triple contrainte, certains se mettent en opposition face à l'inéluctabilité des choses. Ils profitent des zones aveugles de la surveillance pour agir, reprenant là à grands risques les libertés qui leur avaient été dérobées.
Il y a Zoya, qui a écrit La Dispute éternelle où elle plaide pour la possibilité du débat contre l’empêchement par la dictature et la confiscation par la « rationalisation ». Elle a été exilée pour cela dans la taïga sans fin, après avoir vu mourir tant de ses compagnons. Elle jouera un rôle crucial néanmoins.
Il y a Lilia, Nikolai, Nurlan, qui joueront un rôle, plus ou moins conscient et plus ou moins volontaire.
Il y a un mouvement international, ou plusieurs, qui tente de réactiver une flamme de l'opposition affaiblie par tant d'échecs, tant de pertes, tant d'inflexions qui n'en furent pas. L'un de ces mouvements (ou le même) tente de renverser la dictature de la Fédération, l'autre (ou le même) de s'affranchir de l'emprise des dirigeants IA ; alors que, tant l'ont douloureusement appris, il est plus facile pour survivre d'être « indifférent aux autres ».
Il y a encore un surprenant autre protagoniste qui comprend qu'il est très rare de changer un système car chaque système est stabilisé par ses racines, par une path dependency qui rend très difficile toute inflexion du chemin jusqu'alors emprunté.
Et il y a un plan, complexe, en pelures d’oignons et en strates de dissimulation et de tromperie, dont l'objectif est de rendre aux hommes leur liberté et surtout la possibilité de débattre et de se disputer sur les chemins à emprunter, « What we need most is opposition. It keeps us not only honest, but human. Without it, any one of us is a monster. Where there is complacency, every human power becomes monstrous. Togetherness is not agreement: it is the collective act of resisting one another ».
C'est de la mise en œuvre de ce plan dont tu seras témoin, lecteur, par flashes qui te feront passer d'un moment clef au suivant d'une histoire cruelle mais certainement nécessaire.
Where the Axe is buried est un roman très politique, je l'ai dit. S'y mélangent fiction et réflexion, avec moins de solutions de continuité que dans le Ministère du futur de Kim Stanley Robinson certes. Mais on sent néanmoins à la lecture des petites vignettes qui composent, in fine, le roman que le point posé par le novelliste Ray Nayler est plus politique que dramatique. Il s'agit ici pour l'auteur de proposer une reprise en main de la vie des hommes par eux-mêmes, et de le faire sans occulter les sacrifices de confort nécessaires. S'il est confortable d'enterrer la hache de guerre, il faut parfois aussi aller la déterrer pour relancer la controverse. Et ne pas s’endormir dans un confort où s'exacerbent les stériles querelles.
C'est la fable du Loup et du Chien qui se rejoue ici dans une version étendue, car au trade-off entre confort et liberté s'en ajoute un autre entre liberté apparente et capacité d’auto-organisation véritable. Lire Where the Axe is buried et plaider pour un retour de la disputatio. Deux gestes nécessaires.
Where the Axe is buried, Ray Nayler
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