Jeff Lemire est un excellent scénariste de comics, auteur, entre autres, du brillant Sweet Tooth – série qui n'a pas grand chose à voir avec la daube sirupeuse qu'est son adaptation –, des émouvants et référencés Black Hammer ou des très intrigants Mythe de l'Ossuaire.
Il revient aujourd'hui avec Minor Arcana, une série située, comme à chaque fois, dans un univers complètement différent de ceux de ses créations précédentes.
Si Lemire change d'univers comme de chemise, deux constantes caractérisent son œuvre :
D'abord ses récits, très bien écrits, sont toujours character-driven. Sans jamais oublier qu'une histoire c'est un fil et des rebondissements, Lemire s'attache avant tout à créer des personnages auxquels il donne une véritable vie ; une fois celle-ci posée, c'est leur biographie qui explique et justifie les événements qu'ils traversent.
Ensuite, il y a toujours chez Lemire une nostalgie et une tristesse douce qui touchent profondément et impliquent le lecteur au côté des personnages, sans résistance possible.
C'est encore une fois le cas ici, pour le point 1 comme pour le 2. On est donc bien chez Lemire. Minor Arcana est, comme attendu, très agréable à lire, et triste comme lorsqu'on regarde un passé aimé dont on sait qu'il ne reviendra pas.
Assez de généralités, j'en viens aux détails précis. Pour toi, lecteur.
Ici et maintenant. Après quatre ans passés au loin, Theresa revient à Limberlost, la ville de son enfance, pour aider sa mère, victime d'une grave maladie. La jeune femme un peu à la dérive retrouve sans plaisir le femme qui l'a engendrée, la ville trou-du-cul-du-monde où elle se sentait enfermée, le magasin de voyance et d'arts psychiques dans lequel sa mère, sous couvert de parapsychologie, arnaquait plus ou moins des clients trop crédules.
Dès le premier contact entre Theresa et sa mère le ton est donné. Les deux femmes reprennent leur engueulade exactement là où elles l'avaient laissée quatre ans auparavant. Et ça continue encore et encore...de moment en moment et de page en page.
Cerise sur le gâteau familal, sa génitrice malade attend d'elle, entre autres, qu'elle la remplace peu ou prou à la boutique alors que la jeune femme méprise profondément l'activité qui s'y déroule, qu'elle assimile à une forme policée d'escroquerie.
Bad to worse, Theresa a aussi laissé à Limberlost une amour de jeunesse maintenant mariée et mère d'un jeune enfant. Et elle croise un bizarre vieillard qui paraît en savoir beaucoup trop long sur elle.
Confrontée à toutes ces contrariétés qui sont autant de vieux comptes mal soldés et à tous ces désagréments dont elle ne voulait pas, Theresa doit lutter pour ne pas rompre une sobriété récemment et chèrement acquise et ne pas trop se ridiculiser avec son ex-petite amie.
Si presque tout est noir, une lueur d’espoir existe toutefois : une ancienne camarade de classe gentille et compatissante lui servira peut-être de boussole, si elle la laisse pénétrer son armure.
Jusque là, lecteur, tu te dis que Minor Arcana est sans doute une belle histoire de trauma et de rédemption qui t'emportera comme l'auteur sait le faire. Une histoire simple et peut-être bien écrite que tu prendras grand plaisir à lire. Mais on est ici chez Lemire et l'Imaginaire s'invite donc à la fête.
Faisant de mauvaise grâce une prédiction au tarot pour rendre service à une vieille femme désespérée, Theresa bascule sans le vouloir ni le comprendre dans un monde parallèle, aussi gris qu'il est presque vide. Un monde habité par d'étranges occupants qui veulent communiquer avec le nôtre. Un monde qui a partie liée à la mort. Un monde dans lequel de vieux secrets qui la concernent elle sont peut-être en attente de résolution.
Il y a donc, c'est clair, un monde derrière le monde auquel on accède par l'usage du tarot, un monde que Theresa a peut-être connu et oublié et dans lequel elle a des choses à faire, quel qu'en soit le coût émotionnel.
Qualité des dialogues, qualité des images – dans le style si particulier de Lemire –, narration lente et description impressionniste des situations et des sentiments, Minor Arcana est, comme les autres œuvres de l'auteur, captivant, émouvant et triste.
Tellement prenant et tellement nostalgique (je vais te livrer un secret bio, lecteur) qu'immédiatement après l'avoir lu j'ai rêvé, pour la première fois depuis des années, d'une vieille amie morte tragiquement il y a vingt ans. Je ne crois pas que ce soit une coïncidence. C'est le pouvoir d'évocation de Lemire.
Minor Arcana, The Fool, Jeff Lemire
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