Mauvaise graine - Octavia Butler


Mauvaise graine est le premier volume diégétique de la série Patternist d'Octavia Butler, même s'il n'a été publié qu'en quatrième position, après Le Maître du réseau, Le Motif, La Survivante (désavoué par Butler elle-même dès 1981), et avant Humains, plus qu'humains. Il est publié aujourd'hui en français Au Diable Vauvert, l'éditeur emblématique d'Octavia Butler.


XVIIIe siècle, Ouest de l'Afrique.

Doro ressemble à un homme africain. Ressemble seulement car il est plus que cela, Doro est un esprit généré il y a 3700 ans en Nubie.

Il passe depuis de corps en corps, tel un vampire psychique qui détruit la conscience de ceux qu'il habite lorsqu'il s'installe pour un temps dans leur enveloppe charnelle. Bernard-l'hermite mental, Doro use en accéléré le corps de son hôte/victime puis l'abandonne à la mort lorsqu'il saute dans un autre corps qui remplira pour lui la même fonction.

Anyanwu est une guérisseuse âgée de plus de trois siècles. Aucun vampirisme chez elle, Anyanwu est capable de voir et de comprendre son corps jusque dans ses parties les plus minuscules et de les adapter afin de survivre aux blessures, aux maladies et à l'âge – capacité qu'elle peut aussi en partie utiliser pour aider les autres, ce qu'elle fait libéralement. Cerise sur le gâteau mutatif, Anyanwu est une métamorphe qui peut prendre la forme et les capacités de tout animal dont elle a absorbé une partie.

Anyanwu est une femme libre, qui a su épouser, quitter, engendrer, chérir, aider, aimer, lutter, tuer. Foncièrement indépendante, enrichie de siècles d'expériences, Anyanwu sait ce qu'elle veut et ce qu'elle refuse, ce qu'elle veut être et ce qu'elle rejette.


Et voilà qu'en ce XVIIIe siècle qui voit le commerce des esclaves fleurir entre Afrique et Amérique, Doro sent un jour la présence d'Anyanwu et se met en quête, en chasse, de la femme dont il pressent que le pouvoir lui sera utile. Commence pour Anyanwu un voyage qui l'amène des forêts d'Afrique aux terres américaines, en compagnie d'un être qui lui a proposé le mariage en usant de séduction et de menace. Un être qui lui fait peur mais dont elle accepte, contrainte, la domination pratique (parlerait-on hic et nunc de contrôle coercitif ?) sans jamais en accepter la domination mentale.


Ici, lecteur, tu te dis que Butler a écrit une histoire de relation toxique, abusive, entre un homme et une femme. Une relation fondée sur la violence, l'intimidation, la menace sur les enfants nés ou à naître. Tu n'auras pas complètement tort car, en partie, c'est bien de cela qu’il s'agit. Une violence et une menace constantes pèsent sur Anyanwu de la part d'un être qui tue sans y penser, par besoin, par colère ou par volonté de maintenir la niveau de soumission qu'il juge être son dû.

Mais comme toujours chez Butler il y a aussi plus, plus subtil, plus complexe.


Mauvaise graine est aussi et surtout l'histoire d'un esclavagiste. Doro est un esclavagiste (comme il y en eut tant de toutes couleurs et nationalités, Butler ne l'oublie pas), exploitant de pauvres hères razziés dans les villages d'Afrique. Mais il est un trafiquant doublé d'un eugéniste à grande échelle comme le furent certains planteurs américains ou comme voulurent l'être, sans l'esclavage, les promoteurs nazis du projet Lebensborn. Mais, contrairement aux planteurs ou aux nazis, Doro a un temps infini, des générations sans fin pour améliorer ses croisements, pour parfaire, comme un éleveur de chevaux ou de chiens, ses appariements .

Tu me demanderas, lecteur, « qui Doro croise-t-il ? ». Des êtres surdoués. Des êtres nantis de pouvoirs manifestes ou latents. Des êtres qu'il protège dans diverses colonies qu'il a créé et qui sont autant de camps. Des camps confortables certes où ses « sujets » ont des vies de familles presque normales mais aussi des prisons à ciel ouvert qu'ils ne peuvent quitter sous peine de mort. Des camps dans lesquels il fait s'accoupler à sa convenance les uns avec les autres (y compris dans des relations incestueuses comme on le fait dans les élevages d'animaux) afin de faire advenir les meilleurs combinaisons possibles.

Le programme de Doro, déjà ancien, a porté quelques fruits et donc, à côté d'échecs vite oubliés, quelques êtres très puissants ont survécu et servent le moindre des ordres de leur maître. Mais qu’apporterait une mère (génitrice?) surpuissante et immortelle comme Anyanwu ? Des merveilles sûrement. Voilà pourquoi il l'a contrainte à venir, voilà pourquoi il ne peut la laisser partir, voilà pourquoi il projette de la tuer mais seulement après qu'elle ait engendré quantité d'enfants et de petits-enfants, avec lui (dans toutes ses peaux), avec son fils préféré, avec d'autres encore en fonction de logiques d'appariements qui lui sont propres. Voilà pourquoi elle survit, encore et encore à travers les décennies, à une capitulation qui est insultante pour Doro car elle n'est jamais totale. En effet, si Anyanwu cède hic et nunc à telle ou telle exigence de Doro, celui-ci sait bien qu'il ne la possède pas, qu'il ne la maîtrise pas au sens étymologique du terme ; jusqu’au point où elle arrive parfois à infléchir ses actes.


Mauvaise graine est donc une histoire de contrainte et de domination dont la quatrième de couv nous dit qu'elle est « une véritable métaphore du combat séculaire des femmes noires contre les dominations ». En effet.

Mais c'est aussi une histoire d'immortels et donc une histoire de solitude. Une histoire de temps long qui, sans la vilenie obstinée de Doro, aurait pu être une histoire de fusion des âmes. Une histoire néanmoins qui se termine à l'avantage d'Anyanwu quand son geôlier réalise qu'il a besoin d'elle, qu'il en a toujours eu besoin tant sa nature à elle est proche de sa nature à lui.

A la fin de Mauvaise graine viennent des images des Vestiges du jour. Même sacrifice au long cours, même sentiment d'avoir laissé passé du temps qui aurait pu être mieux utilisé, même gâchis. C'est vrai pour Anyanwu mais c'est vrai aussi pour Doro, victime de son propre pouvoir et réalisant sur le tard qu'il n'est rien sans celle qu'il prétend dominer. 

Le monstre qui déshumanise ses proies et les utilise comme de simples ressources à réunir puis à consommer et recycler (par la possession meurtrière des moins doués) se retrouve seul sur une montagne où ne réside que lui.

Celui qui vit depuis trois mille ans par-delà le bien et le mal, qui n'use que de rationalité instrumentale, pour qui chacun est un actif à faire fructifier ou une menace à neutraliser, est peu ou prou vaincu par celle qui change, tire sa force de sa communauté d'enfants et de proches, oppose une résistance éthique aux impulsions impératives de la survie. Celle qui est prête à mourir pour ne pas se trahir quand lui est prêt à toutes les vilenies pour pouvoir survivre. Celle qui ne hait pas mais résiste. Vaincu par quelqu'un dont l'éthique fait fortement penser à celle de Martin Luther King.


Mauvaise graine, qui comprend maints rebondissements, est un roman intéressant, subtils, plein de beaux personnages très développés. Du Butler typique donc. A lire en attendant ses suites.

Si on devait émettre une légère critique, elle porterait sur le sentiment de répétition qui saisit parfois à la lecture d'une nouvelle entrevue Doro/Anyanwu qui ressemble trop dans son fond à la précédente. C'est mineur.


Mauvaise graine, Octavia Butler

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