Harmattan Season - Tochi Onyebuchi


Afrique, lieu indéterminé (ayant connu la colonisation française), date indéterminée (sans doute vers le début du XXe siècle).

L'harmattan est un vent (de sable) qui souffle principalement à certaines saisons. Les saisons d'harmattan, propices aux tempêtes de sable, sont (le jour) très chaudes et sèches, provoquant troubles physiques et psychiques chez ceux qui le ressentent. Dans Harmattan Season, un personnage compare la présence française à un harmattan qui ne connaitrait pas de fin.


Boubacar est un enquêteur privé. Il gagne d'habitude sa vie en retrouvant ceux qui ont disparu, par choix ou contre leur gré. Il le fait en naviguant entre les deux communautés du pays où il vit : les dugu (qui sont les autochtones) et les diéman (les blancs). Mais depuis plusieurs mois les affaires vont mal, les dettes s'accumulent, et il est vraiment dans la dèche.

Voilà qu'un soir une jeune femme visiblement blessée frappe frénétiquement à sa porte et entre dans son bureau en demandant de l'aide, quelques instants avant que le police ne tambourine aussi. Boubacar a juste le temps de faire passer la mystérieuse visiteuse dans une autre pièce pour la cacher avant que les policiers n'entrent et fouillent. Mais ces derniers ne trouvent personne. La jeune femme a disparu. Boubacar va devoir s'expliquer. Il ignore à ce moment-là que vient de se mettre en mouvement une série d'événements qui bouleverseront la vie et le futur de la colonie (quand la femme réapparaît quelques jours plus tard, morte et littéralement flottant dans les airs, on comprend qu'en effet cette personne n'était pas anodine et qu'un peu de surnaturel s'invite dans ce récit qu'on avait déjà jugé au minimum uchronique).


Le monde dans lequel vit Boubacar ressemble fortement à l'Afrique coloniale du début du siècle dernier.

Il a connu son lot d'atrocités. Il a connu des guerres de conquête puis des phases de répression. Vaincu, conquis, officiellement mixte, il connaît la forme de ségrégation qui sépare les villes en « quartier français » et « quartier ethnique ». Il connaît un effacement, même pas volontaire, de l'histoire et du passé dugu (“Only documents in français. They don’t care about losing dugu history. They don’t care about dugu history period.”), et une mise en cadastre et en contrats de ce qui précédemment était oral, traditionnel, et souvent commun.

“One thing about the French, there’s a record of everything”, les Français croient au droit écrit, ils maîtrisent le droit écrit, ils maîtrisent donc la situation avec la bonne conscience de ceux qui font les choses rationnellement comparativement à ce qu'ils jugent comme étant l'incurie antérieure.


Le monde de Boubacar est aussi un monde profondément divisé, rompu par les conséquences de la colonisation. Une division que Boubacar comprend mieux que quiconque car il est un « deux-fois », métis de père diéman et de mère dugu, apte à évoluer dans les deux milieux mais stigmatisé et potentiellement méprisé dans les deux aussi.

Dugu et diéman vivent, peut-on dire, « ensemble mais séparés », avec un roi local mais sous une administration policière et militaire française.

Les inégalités économiques entre les deux communautés sont grandes (This kid would grow up to be an engineer if he weren’t dugu. Hell, he’d probably build a whole city if he weren’t dugu. But he’s got his color and swift, easy hands, so he steals things for people) et s'accroissent au fur et à mesure de l'installation d'un système socio-économique adapté aux activités et aux besoins de la métropole.

Les préjugés et le complexe de supériorité des diéman sont toujours présents. Ils structurent leur pensée en dépit d'une apparente pacification des relations entre les communautés. Quant aux liaisons interraciales, elles sont vues d'un très mauvais œil. Très Jim Crow.

Les dugus eux-mêmes se divisent entre ceux qui font avec la présence française, ceux qui cherchent à s'assimiler et y parviennent avec plus ou moins de succès voire s’enrichissent grâce aux opportunités qu'amène la situation, ceux qui haïssent les Français dans leur cœur et leurs mots, ceux qui commettent des actes de terrorisme dans l'espoir de les chasser.

Parmi les dugus, certains sont même d'anciens sorodassi (soldats) qui ont combattu pour les Français durant les guerres passées, ont parfois participé à des atrocités, et savent que leur survie tient au silence qui entoure ce passé qui ne veut pas passer. Boubacar est de ceux-là. Comme Moussa, son très vieil ami inspecteur de police qui enquête aussi sur le meurtre de la jeune femme (ainsi que sur d'autres, similaires) et tente d'en écarter (pourquoi?) Boubacar.


Il y a, dans le monde de Boubacar, beaucoup de secrets à dissimuler, beaucoup d'actions peu claires à cacher, beaucoup de choses, passées et présentes, à se faire pardonner ou à expier. Or, alors que l'enquête progresse au rythme d'un rêve éveillé, des élections présidentielles approchent. Et l'un des candidats (qui évoque Nelson Mandela ou, kind of, Martin Luther King) veut créer une Commission Vérité et Réconciliation, que beaucoup attendent de leur vœux mais qui inquiètent fortement certains autres. Assez pour vouloir déstabiliser le scrutin ? Assez pour tuer ? Assez pour faire exploser un quartier entier ? Sans doute.

La violence monte, elle promet d’atteindre de nouveaux sommets, et un Boubacar en quête d'expiation cherchera d'abord à rendre justice à la femme morte avant de comprendre qu'il participe à un mouvement bien plus grand et essentiel que lui ou sa mystérieuse cliente.


Écrit dans le style souvent fragmenté et peu académique qui caractérise Tochi Onyebuchi, plongeant dans les pensées parfois confuses et toujours colloquiales de Boubacar, truffé de termes et de néologismes bambara qui impliquent une concentration certaine, résolument show don't tell, Harmattan Season n'est pas un roman facile d'accès. Il est une sorte de déambulation, de rêve éveillé dans les traces laissées sur le sol par les sandales de Boubacar. Des traces qui sont la marque d'un peuple qui ne sait plus « flotter » et un sol sous lequel sont enterrées les preuves de bien des vilenies.

Les dugus savaient « flotter », les Français leur ont enlevé ce pouvoir. Certains rêvent de le reconquérir, redevenant ainsi eux-mêmes. C'est ce désir légitime qui sert de moteur au roman et de fil d'Ariane à une enquête qui porte autant sur un meurtre actuel que sur des crimes passés ou sur la possibilité d'une rédemption par la vérité.


Harmattan Season, Tochi Onyebuchi

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