James Morrow est un auteur américain de romans aussi caustiques qu'irrévérencieux. Après son drolatique Lazare attend, il revient, encore Au Diable Vauvert, avec Le monde et vice versa, traduit par Sara Doke.
Ici et maintenant, sans doute. La planète qu'habite Eamon Keen est la nôtre, avec ses inégalités et son réchauffement climatique.
Eamon fut longtemps porte-plume pour des politiques de tous bords. Un exemple de ses œuvres : « il travailla à rendre le jeune sénateur d'Ohio, un républicain intelligent et cultivé nommé Dudley Prong, suffisamment rustre et bibliophobe pour être réélu à une large majorité ».
Finalement, dégoûté de n'être qu'un mercenaire sans idéologie comme son père avant lui, Keen lâcha tout. Il tente depuis d'écrire un roman de fantasy épistémologique (de la fantasy qui se la pète, comme on en voit hélas tant) et à son grand dépit n'arrive à convaincre aucun éditeur de publier un texte sans doute aussi chiant que pompeux.
Un soir de Noël solitaire à NY, Eamon tombe, dans sa cantine asiatique habituelle, sur Dalia Zettel, une vague connaissance aussi juive que sympathique. Les deux fricotent un peu avant d'avoir l’œil attiré par la nouvelle serveuse, nulle autre que Frida Jensen, l’équivalent local de Greta Thunberg.
Arrive Tully Burtle, un étrange personnage qui dit venir de l'intérieur de la planète (Terre creuse donc) avec pour mission de ramener Keen dans son monde afin de lui faire écrire un discours capital. Un discours qui devra permettre de lancer le grand projet de sauvetage d'une Terre creuse menacée par une forme inédite de changement climatique.
Là, lecteur, tu te dis que ça dévie fortement d'une romcom traditionnelle. Et je ne t'ai encore rien dit du fortune cookie offert par le restaurant, qui prédit l'avenir et guide Eamon à coups d'injonction successives.
Le Monde et vice versa est une fable qui ressemble beaucoup aux autres romans de Morrow en ceci qu'elle est caustique et se lit très vite avec plaisir. Mais ici l'auteur attaque un sujet bien plus grave (quoique) que d'habitude : le réchauffement climatique et les catastrophes vers lesquelles notre monde se dirige sans trouver ni l'envie ni la volonté de changer de direction (Bruno Latour lui-même se demandait il y a peu « Où atterrir »). Dans Le Monde et vice versa comme dans le nôtre, l'inconscience aveugle des agents individuels est stimulée par la volonté extractive de corporations qui gagnent beaucoup à la satisfaire. De fait, dans le roman, aidés en cela par un discours lénifiant et un marketing efficace, les sous-terriens sont aussi accros à leur drogue minérale que nous le sommes aux hydrocarbures, avec les mêmes conséquences dramatiques.
Pour traiter de cette question, Morrow imagine un récit d'aventure déjanté, biopunk et rétrofuturiste, qui fonce à 100 à l'heure comme un roller coaster dont on ressort lessivé. Embarqués au sein des intrigues de la Terre creuse (qui n'est pas sans communication avec celles du monde de la surface, ploutocrates de tous pays...unissez-vous), Eamon et Dalia se trouvent plongés dans un coup d'état et une révolution avortée. Ils visitent un château des horreurs habité par un savant fou de la meilleure eau. Ils combattent des monstres terrifiants, sortes de kaijus zombis constitués de l'essence pervertie de cupides corporations défuntes. Ils acquièrent d'immenses pouvoirs puis y renoncent par grandeur d'âme avant d'accepter de prendre le risque de sacrifier leur vie pour sauver le monde. Rien de moins.
Citant Shakespeare et Alice au Pays des Merveilles, entre autres, Morrow livre un récit dans lequel le vice versa est autant spatial que temporel. Il y a deux mondes. Il y a deux corps physiques indispensables à inverser – ou pas, justement. Il y aura, après rupture chronologique, deux timelines.
Face au technosolutionnisme extrême des habitants de la Terre creuse, il montre de manière cataclysmique les risques dont la géoingénierie est porteuse et l'aveuglement potentiel de ceux qui recommandent cette voie.
Contrairement à un KSR qui propose des plans de long terme très sérieux pour traiter la question climatique, Morrow propose une solution rapide et en partie magique. Pouvoir de la volonté.
Et pourtant, il ne cède pas au désespoir d'un Poe invoquant la Mort rouge comme signe de l’inéluctabilité de la mort. Le bal des inconscients peut être interrompu par les personnes clairvoyantes et de bonne volonté, si elles existent et choisissent de tourner le dos au cynisme contemporain.
Francis Kuntz, que j'ai bien connu, disais toujours qu'il est moins difficile de trouver dix blagues que d'en taire neuf sur les dix. Morrow ne réussit pas toujours à arrêter tous ses traits d'esprit au point que, parfois, c'est un peu too much. C'est le bémol qu'on peut mettre à ce roman.
Néanmoins, Le Monde et vice versa, un peu à l'instar du film Don't Look Up, est un roman qui, en transposant l'inquiétude climatique en fiction spectaculaire, permet à un public plus large que celui des purs militants de se l'approprier et d'y réfléchir. Il le fait à l'aide d'un matériau speed et drôle qui en appelle autant à la magie qu'aux comics ou aux films de monstres de Bronson Canyon. Le Monde et vice versa est donc à la fois un appel documenté à l'action et un un roman d'aventure très agréable, dans lequel, comme dans le Docteur Jivago, on se déplace beaucoup en train pour aller de Charybde en Scylla.
Le Monde et vice versa, James Morrow
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