Emilie Querbalec : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY EMILIE QUERBALEC

Rocky, dernier rivage, Thomas Gunzig


« L’individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » écrivait Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.

L’individualisme, c’est le sentiment qui animait Fred lorsqu’il décida de mettre sa famille à l’abri de la catastrophe qui venait. Fred, qui avait vu le malheur s’abattre sur lui enfant sous les traits distordus d’une mère abattue par un AVC, était devenu, adulte, assez riche pour s’assurer que la foudre ne tomberait pas une deuxième fois sur les siens. Il avait donc acheté une île, isolée, pas trop au Sud (contrairement aux autres riches, moins avisés, qui prévoyaient de se replier sur des terres faciles à atteindre et donc à prendre d’assaut). Il y avait fait construire une grande et luxueuse maison pour y abriter sa famille : sa femme Hélène, ses enfants Alexandre et Jeanne, et un couple de factotums chiliens, Ida et Carlo. Il avait organisé un plan de fuite par avion privé et voilier, une potentialité d’exit n’attendant que l’occasion de s’actualiser dans le réel.

Alors quand arriva le désastre annoncée, sous la forme d’une terrifiante pandémie et de ses conséquences en cascade, quand il devint évident que l’humanité comme civilisation ne survivrait pas à l’accumulation de ses aveuglements, Fred emmena sa famille sur l’île-refuge qu’il avait fait bâtir. Loin de tout mais tout confort. Avec des stocks de provisions pour tenir des siècles, la presqu’intégralité de toutes les productions culturelles humaines stockées sur des disques durs à sécurités redondantes, des systèmes de production d’énergie diversifiés, et même des domestiques – car on ne s’habitue pas facilement à ne plus être servis. La famille avait tout le nécessaire pour tenir jusqu’à ce que les choses se calment ou pour devenir, au pire, la dernière famille du monde, Robinson suisses sans espoir de retour vers la civilisation.
Et, de fait, de retour il n’y aura pas. Car de civilisation…

Dans Rocky, dernier rivage, Thomas Gunzig propose une post-apocalypse sans image de film-catastrophe. Tout s’est déjà passé quand le roman commence ; ne reste de l’humanité observable que les naufragés précédemment décrits, sur leur île, sans autre perspective que l’éternelle répétition d’une même journée d’oisiveté et d’ennui.
En cinq années d’isolation de la compagnie humaine, Fred a redécouvert à ses dépens que l’homme est un animal politique, ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον. Hors de la Cité des Hommes, la famille de Fred, communauté sans société, s’est peu à peu étiolée. Vivants toujours mais morts à l’humanité. Remplis de haine, de rancœurs, de ressentiment. Réfugiés dans l’addiction, la folie, l’acédie. Seul Fred surnage un peu, seul il persiste à livrer contre l’entropie qui affecte l’infrastructure de l’île en dépit de toutes les redondances du monde un combat qui ne pourra se terminer que par sa défaite.
Même les rapports de domination n’ont vite plus cours sur l’île. La monnaie, ce salaire que Fred payait à Ida et Carlo en échange de leurs services, qui justifiait tant leur l’usage de leur travail que l’indifférente dureté avec laquelle ils étaient régulièrement traités, avait disparu avec la civilisation. Sans monnaie, plus de fétichisme de la marchandise, plus rien pour dissimuler la réalité d’une domination qui ne peut pas durer.

Nonobstant le privilège d’avoir survécu quand tant d’autres (tous les autres ?) sont morts et le confort incommensurable que fournissent la maison et les réserves qu’elle contient, les isolés de l’île regrettent. Ce qu’il ont fait, ce qu’ils ont perdu, ce qui ne reviendra pas.
Face à ce regret, dans le cocon créé par Fred, rien. Car qu’espérer quand il n’y a rien vers quoi retourner ? Comment cohabiter avec les – quelques – autres quand des tabous ancestraux ont été violés presque par négligence ? Comment résister à l’anomie, cette maladie de l’infini que craignait Durkheim, quand face à soi, son avenir et son destin ne se trouve plus que l’infini, un infini vide de sens tout autant que d’Autre ? C’est ce que vont devoir découvrir les survivants de l’île de Fred s’il doit y avoir un futur pour eux.
Trouveront-ils en eux les ressources pour ce faire ? Sauront-ils, comme ce Rocky Balboa qui devient de facto le premier prophète et le premier philosophe d’un nouveau monde, trouver dans l’amour la force de se relever après l’épreuve ?

Pour Fred et sa famille, faire le deuil du monde est-il possible ? L’étape de l’acceptation (et donc de la réappropriation du réel) succédera-t-elle à celle de la dépression (depuis cinq ans) qui elle-même avait suivie celle du marchandage (la création à grands frais d’un espace de vie artificiel et privé) ? Il faudra pour le savoir lire ce beau et délicat roman, étrangement paisible en dépit de ce qu’il dit. Tu y vivras, lecteur, une apocalypse intime. Y en a-t-il vraiment d’autres ?

Rocky, dernier rivage, Thomas Gunzig

Commentaires

Roffi a dit…
M’intéresse grandement.Cette vie insulaire m’intrigue.
Merci pour la découverte.
Gromovar a dit…
You're welcome.