Horizons obliques - Richard Blake

Sortie demain de Horizons obliques , un one-shot SF de Richard Blake. Il y a des années que Jacob et Elena Armlen se sont perdus dans une dimension parallèle qu'ils tentaient de cartographier. Depuis aussi longtemps Adley, leur fille, veut les retrouver. Après un long entrainement elle part donc en quête de parents depuis trop longtemps absents, à travers des mondes incroyables, avec l'aide de ses grands-parents, d'un impressionnant appareillage technologique de voyage transdimensionnel, de ses dons de prescience, et d'un robot humanoïde nommé Staden. Si le scénario, plutôt contemplatif, pourra désarçonner certains lecteurs, on ne peut qu'être impressionné par la beauté envoutante des planches réalisées intégralement par un auteur qui est peintre avant d'être bédéaste (et dont c'est le premier album) . Dès la première page représentant un rêve d'Adley portant un ours polaire sur son dos on est saisi par le style et la qualité graphique de l'album. L&

Mon Travail n'est pas terminé - Thomas Ligotti


Sortie récente, sous une couverture VF si hideuse que j’ai mis la couv’ VO en regard, de Mon Travail n’est pas terminé, le My Work Is Not Yet Done de Thomas Ligotti qui a gagné les Bram Stoker et International Horror Guild Award en 2002.

Une novella d’excellente qualité qui, dans sa forme 2009 VO, était accompagnée de deux courts textes situés dans des univers connexes : I Have a Special Plan for This World et The Nightmare Network (dont, ayant lu le recueil en VO, je ne sais pas comment les titres ont été traduits) ; addendum : il semble qu’il y ait non pas deux mais quatre textes courts dans la VF. Qu’importe tout ça, l’essentiel est vraiment My Work Is Not Yet Done pour une plongée brillantissime dans l’enfer corporate de Ligotti.


Frank Dominio est, au mieux, un middle manager insignifiant dans une grande société. Son credo :

I wanted to stay where I was, I wanted to keep my working life securely in the status quo, and I wanted to be left alone. This had been the motive for all my actions in my job. This was why employees of a similar disposition transferred to my department whenever there was an opening. We were a troupe of contented parasites, self-made failures, and complacent losers. What lives we had were carried on entirely outside the psychic perimeter of the company. We did our jobs and did them as well as or better than anyone else in that organization. And then we went home and spent time with our families or worked in our gardens or painted pictures or simply did nothing at all. Whatever we sought to attain in this precarious and – in all candor – wretched world, we looked for outside the company.


Frank travaille avec des collègues qu’il méprise et traite intérieurement de porcs eu égard à leurs appétits et à leur absence de décence. Frank est peureux – c’est par cet aveu qu’il commence son récit –, un peu paranoïaque (mais même les paranoïaques ont des ennemis) et, s’il ne cherche guère à faire plus que le nécessaire, il souhaite néanmoins obtenir une reconnaissance des Sept Nains, les autres managers avec qui il partage une réunion hebdomadaire sous l’égide d’un responsable commun, Richard. Voilà donc qu’aujourd’hui, contrairement à l’habitude, Frank a une idée, un projet innovant, pour répondre aux attentes du service New Product. Mais son projet, pourtant original et réalisable, est rejeté sans ménagement ni vrai examen par Richard, le responsable d’équipe. Et cette insulte n’est pas le pire de ce qui attend Frank de la part de ses répugnants collègues.


My Work Is Not Yet Done raconte la descente aux enfers – presque littérale – d’un Frank Dominio qui réalise que son entreprise et ses coéquipiers sont bien plus pourris qu’il ne le pensait déjà. Ça pourrait être un thriller et se terminer en assassinat ciblé ou en meurtre de masse, mais on est chez Ligotti, le maître contemporain de l’horreur existentielle et donc, bien sûr, les comptes vont se régler sur un autre plan d’existence alors que Frank réalise à son corps défendant à quel point tout est insignifiant au cœur de la grande obscurité qui enveloppe toutes choses et laisse aux créatures vivantes (assez naïves pour croire exister) seulement l’illusion qu’elles sont autre chose que des insignifiances, sans aucune particularité notable qui formerait une identité. Rien dans ces créatures ne se détache du Grand schéma des choses. Rien. Du. Tout.


My Work Is Not Yet Done est un vrai texte ligottien. On y retrouve son nihilisme radical et sa manière si particulière de se rire des prétentions à l’identité et à la singularité qui habitent les pauvres créatures humaines. Rien n’existe que le néant primordial et ce ne sont pas quelques grumeaux sentients, aussi vite nés que retournés à la soupe primitive, qui changent quelque chose à la réalité, quoi que les grumeaux en pensent durant leur éphémère tour de piste.

C’est aussi un très bon texte d’horreur corporate – et pas de fantasy corporate comme Cleer. Si le roman de L.L. Kloetzer offrait une métaphore inversée volontairement lumineuse, Ligotti exprime ici en la rendant explicite dans sa noirceur envahissante l’horreur sous-jacente qui constitue toutes les firmes.

Projets obscurs dont le seule finalité est la maximisation du profit, mise en compétition des hommes et des équipes afin de tirer la productivité maximale d’un staff donné, terreur en interne et sales petits secrets qu’on doit taire ou qui servent de monnaie d’échange, restructurations qui détruisent des vies et ont pour seules fins la poussée toujours plus loin du profit potentiel maximum – les LBO sont un très bon exemple de ce que donne ce type de raisonnement dans sa nudité.

If it were possible to do so, the company would sell what all businesses of its kind dream about selling, creating that which all our efforts were tacitly supposed to achieve: the ultimate product – Nothing. And for this product they would command the ultimate price – Everything.

Le tout est emballé – il y a des équipes dont c’est le métier et la fierté (!) – dans un discours bienveillant plein de valeurs (qui ne s’opposent pas à la maximisation du profit) et de références au sport ou à la stratégie militaire, discours dont Ligotti rend parfaitement l’inanité prétentieuse, aussi gonflée de sa propre importance que pouvait l’être cette grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf.


Le texte de Ligotti est donc un haut-le-cœur, autant contre les pratiques des firmes que contre le discours pontifiant derrière lequel elles dissimulent des modes d’action et des buts qui sont éminemment critiquables. Mais, loin d’être un texte militant bourrin comme en écriraient certains auteurs de l’Imaginaire français qui pensent avoir une mission de dévoilement, My Work Is Not Yet Done est un bijou d’ironie et de cynisme, une perle littéraire faite de phrases longues et contournées, une montée aux extrêmes d’où ne sortent aucun bon ni mauvais, aucune justice définitive, aucun sens moral qui servirait de boussole à fin d’édification, aucun éveil qui rendrait vertueux. Tout est pourri, certes, mais dans un univers de pourriture qui ne fera pas la différence in fine entre les uns et les autres – ce n’est pas parce que chaque asticot frétille différemment de son voisin que certains valent mieux que d’autres. Et si la vengeance est un plat qui, ici, se mange chaud, la morale de l’histoire sort de la « bouche » de Frank : « All of them must be done away with . . . everyone must go! »


Des deux autres nouvelles VO, une est intéressante aussi, elle s’intitule : I Have a Special Plan for This World, et met l’accent sur l’opacité que génèrent spontanément les firmes et leur politique sans oublier de rappeler les coups de haches que reçoit régulièrement l’organigramme de la part d’un top management dont la seule obsession est la domination de son marché, quel qu’il soit.

Pour le reste, à toi de voir, lecteur.


My Work Is Not Yet Done, Thomas Ligotti

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