Sortie au Bélial, dans cette collection Quarante-Deux qui propose une plongée dans le meilleur de ce qui est récent et novateur, de Protectorats, un recueil de Ray Nayler inédit en toutes langues, composé et traduit par les Quarante-Deux sur la suggestion pressante du thuriféraire Feyd Rautha.
Quatorze textes, certains déjà publiés dans Bifrost, d’autres déjà lus en VO et chroniqués ici, suivis d’une bibliographie complète.
Quatorze textes qui racontent en pointillé une histoire de l’avenir qui prend sa source dans notre passé et une bifurcation uchronique.
A une ou deux exceptions près, les textes rassemblés dans Protectorats forment un fix-up situé peu ou prou dans le même continuum sur lequel je vais me concentrer.
Le monde de Protectorats est très justement nommé, il me semble. Il fleure bon l’entre deux-guerres, le Grand Jeu, les ports francs, la grisaille d’un monde tétanisé par les horreurs de son passé et inquiet des incertitudes de son avenir, dans lequel seul l’amour offre un havre et une espérance.
Qu’est-il, ce monde de Protectorats ?
Un monde, d’abord, dans lequel il y a vraiment des Protectorats, conséquences de l’hyperpuissance américaine qui permit de vaincre l’Axe dans sa totalité mais aussi de récupérer la plus grande partie de l’Europe sans qu’advienne un Rideau de fer et de contraindre à l’alignement la plus grande part de l’Asie.
La source de la dite hyperpuissance est une divergence uchronique, la découverte en 1938 par les USA (qui en détiendront donc l’exclusivité) d’une « soucoupe volante » en assez bon état pour qu’on puisse y récupérer quantité de technologies utilisables. Licenciées et développées, les plus accessibles sont rapidement mises à la disposition de l’État et des firmes US. Pour les plus complexes, ce n’est qu’une question de temps. Et le temps passe d’une nouvelle à l’autre.
C’est donc un monde de voitures volantes, de dispositifs de brouillages des visages, de fusils désintégrateurs (ou : comment gagner la WWII et au-delà ?), et même d’indispensables « dindes qui se cuisent toutes seules ». Un monde de rétrofiction qui évoque le pulp autant qu’Indiana Jones, dans lequel l’OSS est en – discrète – majesté. Et aussi un monde de science-fiction dans lequel des androïdes vivent et combattent aux côtés des humains, ces humains dont certains envoient leur corps ou simplement leur conscience, portée par des lasers, vers des planètes lointaines à coloniser.
Car, oui, le monde uchronique de Nayler est aussi celui qui a déchiffré le connectome. Résultat de décennies d’étude et de milliards dépensés, la totalité des connections physiques entre neurones qui forment le substrat matériel de l’identité et de la conscience a été décodée. Couplées aux technologies de la soucoupe, les connaissances sur le connectome permettent de « visiter » en esprit des lieux ou des temps différents, de récupérer les derniers souvenirs d’un mort, de transférer des esprits de lieu en lieu ou de corps en corps, jusqu’à permettre une forme dévoyée d’immortalité par le transfert d’une conscience mourante dans un androïde ou un animal.
Et là intervient le génie tactique de Nayler.
Plutôt que de raconter l’histoire de la superpuissance américaine à partir de son cœur, l’auteur – qui a vécu dans quantité de pays en -stan – place ses histoires aux marges, dans les Protectorats, là où n’arrive que l’ombre portée de l’hyperpuissance.
Comme Ian McDonald dans toute son œuvre, Nayler raconte ce futur inégalement distribué que nommait Gibson. La technologie alien qui a changé le monde arrive et travaille – en quantité limitée – dans des sociétés qui conservent pour l’essentiel leur superstructure culturelle traditionnelle, réalisant ainsi un syncrétisme qui change les sociétés sans les bouleverser (la nouvelle Le loup du passé, publiée dans Bifrost 112, l’exprime à merveille). C’est l’équilibre géopolitique qui change, pas la micropolitique des relations interhumaines telles que structurées par la culture ni la macropolitique des foules excitées par l’émotion jusqu’au pogrom. Ainsi les androïdes, d’abord utilisés, sont ensuite violemment stigmatisés, ostracisés, voire tués, et les « vacants » – qui permettent à des consciences mortes stockées sur serveur d’habiter des corps vivants – font l’objet d’agressions « racistes ».
Et pour ce qui est de l’agir géopolitique, les guerres et la volonté d’hégémonie sont toujours les mêmes, humaines, trop humaines ; les discours sur la nécessité pour les USA de garder une technologie alien qu’ils seraient les seuls à pouvoir utiliser pour le Bien rappelant singulièrement ceux de certains congressistes US sur la bombe atomique dans l’immédiat après-guerre.
Aux marges ai-je dit et singulièrement, souvent, à Istanbul. Grande idée encore. Quelle ville plus syncrétique qu’Istanbul ? Istanbul/Constantinople/Byzance. Grecque/romaine/ottomane/turque. Antique/chrétienne/musulmane. Européenne/orientale. Au cœur du monde puis progressivement déplacée vers sa marge. Où mieux qu’à Istanbul placer le syncrétisme que Nayler exprime dans ses textes ?
Une Istanbul magnifiquement décrite, par couches de détails qui donnent chair et vie à la cité. Peuplée d’humains et d’androïdes qui combattent dans des grands jeux qui les dépassent parfois, mais pas seulement. Qui vivent aussi. Qui aiment, se souviennent, regrettent.
Car ce dont parle Nayler, à Istanbul et aussi dans les textes qui ne s’y déroulent pas tels que Père ou Sarcophage par exemple, c’est de conscience, d’identité, de mémoire et d’amour. De l’unicité réelle ou supposée des consciences humaines, de la volonté de vivre quel que soit le corps qu’on habite (la nouvelle La Mort de la caserne de pompiers n° 10, hors ambiance, est explicite), des souvenirs qu’on ne fait toujours que reconstituer ex-post car ils se brouillent inexorablement – cf. Ted Chiang dans The Truth of Fact, the Truth of Feeling –, de l’union des âmes qui s’embrassent quelles que soient les enveloppes corporelles qui les portent.
Il le fait dans une approche douce, par touches, qui, même dans les textes les plus dynamiques, est empreinte d’une nostalgie touchante. Combinée à la grande qualité des descriptions, cette approche rend ses nouvelles très littéraires. D’autant que Nayler est aussi un écrivain de la parcimonie, presque de la pudeur, qui dit autant par ses creux et ses silences que par ce qu’il rend explicite. Il n’y a ici aucune volonté de spectaculariser l’avenir, Nayler procédant souvent par décalages infimes qui font qu’on se sent être ailleurs même si tout paraît familier.
Ici et ailleurs, dans le monde de la soucoupe et dans le nôtre à la fois, entre essence et incarnation, les textes de Nayler résident dans l’entre-deux liminal où se loge ce qu’on peut appeler sans hésitation l’excellente littérature SF.
Protectorats, Ray Nayler
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