« The truth is, I hate short story writing ». Cette phrase d'Octavia
  Butler ouvre le recueil Bloodchild. Dans cette même préface elle se
  définit comme essentiellement romancière, peu adepte d'une forme courte qui
  lui
  « aurait appris plus qu'elle n'aurait voulu savoir sur la frustration et le
    désespoir ». Le recueil Bloodchild existe néanmoins, composé de cinq nouvelles
  écrites entre 70's et 80's, de deux très courts essais, et de deux nouvelles
  supplémentaires écrites en 2003 et ajoutées dans l'édition de 2005
  (la première éd. datant de 1995). Existe aussi le recueil
  Unexpected Stories, publié en 2014, qui contient deux nouvelles
  posthumes retrouvées par Merrilee Heifetz, l'agente de Butler. Il est temps
  maintenant d'examiner ces nouvelles de fort bonne qualité, que Butler n'aimait
  pas écrire.
  « Bloodchild », un chef d’œuvre primé Nebula, Hugo, Locus et SF
  Chronicle, inaugure d'une certaine manière la trilogie
  « Xenogenesis » à paraître bientôt Au diable vauvert. Butler y crée une
  société humaine « captive » d'une autre espèce sur une planète où des
  humains fuyant leur monde avaient imprudemment débarqué. Parqués dans des
  réserves, absolument infériorisés, les humains de ce monde – à leur corps
  défendant ou volontairement – ont pourtant développé avec certains des
  autochtones insectoïdes une relation ambiguë qui interroge les questions de
  genre et complexifie la dialectique de la haine, du ressentiment et de l'amour
  qui se développe dans toute relation, fut-elle de domination. Un texte d'une
  grande subtilité, comme tous ceux de Butler dans ces recueils. Car, quels que
  soient les thèmes abordés, Butler est toujours fine et complexe, jamais
  manichéenne.
  Les nouvelles de Butler, c'est d'abord un vrai world-building qui, en quelques
  phrases, réussit à rendre évident le décalage entre notre monde et celui
  qu'elle décrit dans son récit, jusqu'au malaise parfois. C'est vrai dans
  « Bloodchild », ça l'est aussi dans
  « The Evening and the Morning and the Night », primé SF Chronicle, où
  une maladie émergente détruit sans pitié des vies humaines, ou dans
  « Amnesty », dans laquelle le contact désastreux entre aliens et
  humains se passe sur Terre à l'issue d'une courte et secrète guerre perdue par
  l'humanité.
  C'est aussi souvent le récits de corps mis à rude épreuve. Non seulement dans
  les deux non SFFF « Crossover » et la très délicate
  « Near of Kin », mais encore dans les trois nouvelles citées au-dessus,
  ou dans « Speech Sounds », primé Hugo, où une maladie inconnue
  endommage voire détruit la capacité de parler, provoquant un effondrement
  social où la barbarie des gestes remplace la médiation des paroles,
  « Childfinder » où une génération de télépathes découvre qu'un don peut
  aussi être une malédiction, et encore « A Necessary Being », texte à la
  saveur asiatique dans lequel on mutile les héros/surhumains pour les
  contraindre à accepter les fonctions de leader qui sont de leur responsabilité
  afin d'assurer la cohésion de groupes très (trop?) fortement
  hiérarchisés.
  La notion de responsabilité revient souvent dans les écrits de cette fille
  d'une mère veuve qui faisait des ménages pour la nourrir. C'est le cas dans
  pratiquement tous les textes. Et cette prise de responsabilité, qui peut aller
  jusqu'à la perte de ce qui est le plus précieux pour qui se sacrifie, est le
  plus souvent le fait de femmes, ces héroïnes de Butler qui lui ressemblent,
  noires et éduquées. Courageuses aussi, comme sa mère. C'est ce que Butler
  appelait « writing myself in ».
  Les nouvelles de Butler, c'est enfin le récit de contacts intenses entre
  humains et aliens ou entre humains de nature différente, et elle y déploie une
  grande subtilité pour montrer que tout individu est complexe, que toute
  interaction l'est aussi, et qu'il est présomptueux de prétendre classer les
  uns ou les autres dans des cases morales d'où ils débordent toujours, les
  anges faisant parfois les bêtes et les bêtes les anges.
  Même si certains textes se concluent sur une note optimiste et sur l'idée
  qu'une communication enfin réussie est la base de l'harmonie, il ressort
  néanmoins de la lecture des deux recueils un pessimisme global sur la nature
  humaine et sa capacité à surmonter les conflits ou à se lancer dans une
  coopération sincère en son sein, au point qu'il apparaît dans
  « The Book of Martha » que l'amélioration de l'humanité ne pourra se
  faire qu'à partir des rêves et au prix, encore, d'un sacrifice. Mais c'est un
  pessimisme collectif, un pessimisme d'espèce, rien n'est jamais prévisible en
  ce qui concerne les actes individuels. Le meilleur peut toujours advenir quand
  quelqu'un décide d'aller par-delà les préjugés et de prendre ses
  responsabilités, si coûteux que ce puisse être.
  Un mot de fin sur les deux courts essais. Si « Furor Scribendi » pointe
  pour les écrivains l'importance du travail et de l'écoute des pairs,
  « Positive Obsession », plus biographique, développe l'amour des livres
  et de l'écriture ressentie comme une compulsion par cette grande fille pataude
  et timide à qui sa tante, voulant son bien, avait dit :
  « Negroes can't be writers ». Heureusement, elle avait tort.
 
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