Emilie Querbalec : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY EMILIE QUERBALEC

Les Aiguilles d'Or - Michael McDowell


New York, 1882. Une nouvelle année commence. Elle commence bien pour les hommes de la bonne société new-yorkaise qui, c’est traditionnel, vont de maison en maison offrir leurs hommages et profiter d’un relâchement temporaire des convenances. Elle commence de manière plus active pour les femmes de cette même société qui doivent recevoir, distraire et égayer les hommes en tournée de vœux. Elle commence et se termine à la fois pour une pauvre fille de l’autre bout de la pyramide des classes qui meurt des suites d’un avortement clandestin.


Avec un début digne de Dickens, Michael McDowell donne le ton de son copieux roman Les Aiguilles d’Or. New York en 1882 est une ville gouvernée par les Démocrates. Cela ne l’empêche pas d’être le berceau d’inégalités d’une ampleur presque inimaginables aujourd’hui. A un bout de la ville sociale, les dominants, représentés ici par la famille Stallworth. James, le patriarche, est juge (élu, comme tous les juges US, et Républicain), Edward, son fils, est un pasteur respecté, Marian, sa fille, une socialite mariée à un ambitieux avocat. Il y a aussi des petits-enfants, une fille majeure et deux petits. La famille fait partie des notables de la cité, cette upper-upper class que décrivait Warner dans Yankee City.

A l’autre bout, si l’on utilise toujours Warner comme guide, les Shanks appartiennent à la lower-lower class, les mauvais pauvres, délinquants et/ou marginaux. Lena Shanks, la matriarche, fait du recel à grande échelle, uniquement avec des délinquantes femmes. Ses deux filles, Louisa et Daisy, sont l’une faussaire l’autre avorteuse. Elle a une belle-sœur, Maggie, qui se prostitue, et deux petits-enfants qui prennent une part active aux malversations familiales.


A priori, aucun point de contact ne devrait exister entre ces deux familles que les positions sociales comme les activités ou les lieux d’habitation séparent irrémédiablement.

Et pourtant. L’ambition politique de James Stallworth le pousse à « nettoyer » le quartier très mal famé du Triangle Noir (célèbre pour ses claques, fumeries d’opium, salles de jeux truqués, coupe-gorges), avec l’aide de son gendre et d’un journaliste du Tribune qui les y aide d’une campagne de presse. Ergo, tout ce monde va, pour le malheur de tous, se recroiser.

Se recroiser car [Spoil en rot13] : Vy l n qrf naarrf, ha ireqvpg qh whtr Fgnyyjbegu ninvg raiblr n yn zbeg yr znev qr Yran Funaxf rg y’ninvg pbaqnzarr, ryyr, n cyhfvrhef naarrf qr cevfba qhenag yrfdhryyrf ryyr shg frcnerr qr frf svyyrf. Rg, vaqrcraqnzzrag, Znttvr, fhe dhv fr cbegren yn cerzvrer punetr, rfg yn znvgerffr qh traqer qr Wnzrf Fgnyyjbegu.


Dans Les Aiguilles d’Or, McDowell rappelle Dickens bien sûr, mais aussi il fait son Eugène Sue mâtiné d’Alexandre Dumas. C’est une histoire de misère qu’il offre, de cette misère crasse qui caractérisait les sociétés occidentales de la fin du XIXe siècle, sans redistribution ni droits sociaux, amplifiée à New York par l’arrivée constante de vagues d’immigrants qui, dépourvus de tout capital économique, social ou culturel valorisable, occupaient les strates les plus basses de la société. C’est aussi une histoire de vilenie, vilenie des actions des uns et des autres, certaines viles et illégales, d’autres viles mais tolérées par la loi. C’est encore une histoire de vengeance, quand tant d’inégalités et de mépris de classe s’abattent sur une famille que, loin de s’en tenir à son rôle d’accessoire de l’ascension d’une autre, elle réagit et se venge de tant d’humiliations subies, et que cette vengeance est aussi intense dans sa cruauté qu’avait pu l’être le poids ressenti des agressions vécues.


Décrivant New York sur l’année qui s’étend du 1/1/1882 au 1/1/1883, McDowell décrit la lutte destructrice qui oppose deux familles que rien ne prédisposaient à interagir. Il décrit la perte, le deuil, les stratagèmes machiavéliques de la vengeance, la mort et la folie qui touchent ceux qui deviennent de fait les victimes d’un conflit initié par la volonté d’un seul, James Stallworth. Il raconte la chute d’une famille et, étonnamment, la « rédemption » d’une autre. Comme dans Blackwater, il montre sans ostentation l’existence de relations homosexuelles entre certains de ses personnages (même si ici elles sont secondaires contrairement à celles de Blackwater) et le fait sans militantisme, comme un simple état de fait sur lequel la petite-fille généreuse de la famille Stallworth porte un regard sans jugement.


McDowell raconte son histoire en disant la complexité des motivations et la pourriture morale qui atteint la plupart des personnages, à la rare exception de la petite-fille sus-citée. De ce fait, son récit n’est pas manichéen, avec les bons d’un côté et les mauvais de l’autre, mais il dit les bassesses qu’impliquent tant les nécessités de la survie que la volonté farouche de se maintenir en haut voire de s’élever encore. De même que la ville est double, les personnages le sont aussi. Difficile de vraiment prendre partie pour les uns ou pour les autres, la sympathie qu’on peut ressentir à un moment étant sans cesse battue en brèche par l’horreur qu’inspire les actes de la partie avec laquelle on vient de sympathiser. Un mal n’annule ni ne lave un autre mal, un mal est juste un mal.


Très descriptif et c’est une de ses qualités, Les Aiguilles d’Or est de ce fait un peu long à démarrer et c’est un de ses défauts ; le décor vole ici parfois la vedette aux personnages, moins développés que dans Blackwater (le nombre total de pages étant plus faibles). Il était, de plus, difficile de créer un couple d’adversaires aussi inoubliable que celui formé par Mary-Love et Elinor Caskey ; de telles géantes ne se rencontrent pas souvent.

Ecrit dans la langue de l'époque, on y croise des « femmes déchues » ou un « petit unijambiste dont le père s'était suicidé en absorbant du vert de Paris, et la mère s'était enfuie pour vivre avec un Chinois fabricant de cigares et ouvrir une blanchisserie à Brooklyn ». Groovy !

Plus faible sur les personnages et le déroulement du récit, Les Aiguilles d’Or est néanmoins un roman très agréable à lire. La New York qu’il donne à voir est littéralement fascinante, la confrontation entre Shanks et Stallworth captive en gagnant du momentum, l’unité de lieu (NY) et de temps (une année civile) donne à l’ensemble la forme d’un drame classique ou d’une partie d’échec dont l’issue pour chacune des pièces reste longtemps incertaine. Sept ans avant Tom Wolfe, McDowell avait écrit son Bûcher des Vanités.


Les Aiguilles d’Or, Michael McDowell

Commentaires

Roffi a dit…
Lu presque d’une traite,on tourne les pages sans se lasser,on ne sent pas venir les choses et la vengeance qui va s’accomplir.
Mise à part un peu toile d’araignée au début mais on s’y retrouve.
Ça tient la route si je peux dire.
Même mieux que Blackwater.
Gromovar a dit…
Ca tient très bien la route.
dasola a dit…
Bonsoir Gromovar, c'est vrai que le roman est un peu long à démarrer mais quand on entre dedans, on le dévore. Concernant Blackwater, j'ai déjà lu les trois premiers tomes, j'ai commencé le 4ème après que Mary-Love est morte. Bonne soirée.
Gromovar a dit…
Bonne suite de lecture :)