La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Tristan Garcia - Ames - Histoire de la souffrance 1


Depuis Akkad, Elam, depuis Sumer, Un humain sur terre a tant et tant marché, Sur les mains, le ventre, le cul, la tête, les pieds

IAM Concept, IAM


Du Big Bang à l'Australie aborigène en 650 pages, c'est la tâche à laquelle s'est attelé Tristan Garcia. Onze histoires, onze moments de l'histoire de l'univers, centrés sur notre monde dans sa partie humaine dès qu'arrive le quatrième récit. Une tâche ambitieuse poursuivie dans Vie contre vie, le tome 2 qui vient de paraître (et est encore à lire).


Âmes est le premier tome de la trilogie en cours Histoire de la souffrance. Et c'est bien d’âmes qu'il s'agit. Quatre âmes se croisent au fil de ces récits, sous des formes différentes qui incarnent néanmoins la même réalité primordiale. Identifiées par des couleurs dans un tableau pas inutile qui ouvre les annexes bibliographiques, elles sont plus ou moins féminines ou masculines, belliqueuses ou égarées, au contrôle ou dépassées par l'évolution des faits. Façonnées par le contexte, adaptées à la biologie qui les porte à un instant donné, elles n'en restent pas moins les échos du même qui résonne d'âge en âge et de lieu en lieu.

Portées par des substrats biologiques humains, les âmes au centre des récits sont des manifestations de la vie, bien plus imho que de l'humanité stricto sensu. Elles sont condamnées aux affres de la vie : naître, se nourrir pour perdurer, se reproduire pour que les gènes perdurent. C'est le chemin de la vie, partout et toujours. Les végétaux transforment de la matière minérale en matière organique, les animaux de la matière organique en matière organique d'un autre type – du végétal à l'animal pour les herbivores et de l'animal à l’animal pour les carnivores. La plupart du temps donc, vivre signifie absorber la matière organique d'un autre être vivant – parfois même d'un être sensible – pour perdurer, lui infligeant ce faisant une souffrance ; à laquelle les humains ajoutent celles qu'ils s'infligent entre eux à l'intérieur même de l'espèce, ce qui n'est pas la norme au sein du vivant. Cette prédation humaine intra-espèce est aussi un moyen de faire perdurer gènes ou idéologies (ce dernier point est tout aussi important que le premier même si on réalise, comme dans Trois oboles pour Charon, que tout ne fait que passer dans une impermanence qui devrait rendre absurdes les conflits d'idées, sauf à considérer que la domination idéologique augmente la probabilité de transmission des gènes). La prédation humaine intra-espèce n'est donc qu'une façon autre de remplir la fonction de la vie. Car ce qui vit « veut » perdurer assez longtemps pour se reproduire. La vie engendre donc la souffrance de l'autre, quoi que soit cet autre, et parallèlement souffre de la difficulté à remplir sa fonction. Garcia met la souffrance au cœur de sa fresque historique, comme Peter Singer la met au cœur de sa philosophie.


Cette souffrance que nous dit Garcia c'est celle que connaissent tous ses personnages à des degrés divers. De la néandertalienne Moi à l’aborigène Attends-mon-Retour en passant par des larrons de Judée, des frères sumériens, des seigneurs et des brigands chinois, des lépreux indiens, et d'autres encore sans oublier un minuscule ver marin ou une mammifère préhistorique, tous tentent de vivre, tous tendent à se reproduire, tous souffrent de l'agression du monde, des autres, de leurs semblables. Et pourtant aucun ne peut jamais se départir de la volonté de vivre, même pas l'admirable Sôshi-Ka, moniale bouddhiste du Japon médiéval convaincue de la réalité du samsara mais incapable néanmoins d'accepter sa potentielle mort alors qu'elle se console de celle du reste de la Création par la certitude de la transmigration des âmes (qui est le motif central du roman quand la souffrance en est le thème).


Ceci conduit les quatre âmes du livre, dans un éternel recommencement, à revivre sous des formes variées les mêmes épreuves et les mêmes réalisations, qui sont les seules possibles à la vie si elle est bien la vie. Le lecteur potentiel que tu es pourrait s'inquiéter du caractère répétitif de la chose. Sois rassuré, lecteur ! Garcia développe tant ses personnages, il décrit si bien les sociétés radicalement différentes de la notre dans lesquelles ils évoluent que jamais le sentiment de la répétition ne te viendra, que jamais non plus tu n'éprouveras de lassitude. Tu sentiras plutôt monter une frénésie de lecture qui te poussera à tourner les pages le plus vite possible pour savoir quelles épreuves nouvelles attendent les avatars de ces quatre âmes (que tu parviendras à identifier de mieux en mieux grâce à ta familiarisation avec leur nature immuable ainsi qu'à des indices laissés pour toi), quelles souffrances leur seront infligées (et elles sont nombreuses, physiques, psychologiques, spirituelles, souvent jusqu'à la mort), quels espoirs (souvent déçus) elles nourriront, quelles trahisons et injustices leur seront faites.

D'autant que chaque histoire se suffit à elle-même. Si les âmes transmigrent, les histoires, elles, sont bien indépendantes, habitées seulement par les échos d'autres qui, si tu ne les percevais pas, ne gâcheraient en rien ton plaisir ou ton intérêt. Il faudrait être une brute pour ne pas s'émouvoir du sort de la jeune Sôshi-Ka plongée dans une guerre de religion, de celui des deux larrons judéens accusés à tort d'un meurtre qu'ils n'ont pas commis, des pérégrinations de deux gueux en fuite poussés d'aventure en aventure par leur désir de vengeance (dans un récit qui rappelle Les Mille et une nuits), ou même de la souffrance d'un tout petit ver aquatique ou encore des espoirs et désillusions d'une femelle mammifère du Jurassique.


Sois rassuré aussi si tu crains que tout cela soit bien sinistre. Ce n'est pas le cas. Certes, on pourrait placer une page entière des trigger warnings honnis au début de l'ouvrage mais l'auteur met une telle humanité dans ses personnages, une telle force vitale, une telle camaraderie et même un tel humour qu'il est impossible de résister à l'attrait des quatre et de leurs entourages. Alors même qu'ils ne trouvent pas de sens dans les philosophies ni dans les religions (c'est logique car la Vie se suffit à elle-même en ce qu'elle est son propre but), qu'ils perçoivent confusément l'existence de la prison qu'est de fait un samsara sans promesse de nirvana, qu'ils ressentent l'amertume de ne pas avoir les réponses qu'auront peut-être – croient-ils – les générations futures, ils ne cessent de lutter, d'aimer, de souffrir et de faire souffrir, en un mot d'être, à l'opposé de tout renoncement suicidaire.


Et comment ne pas être emporté dans les aventures qu'ils vivent ? Sur trois continents, et à grands renforts de spectacle et de rebondissements, le roman t'emportera. Les périls, les lieux, les odeurs, les morts violentes, les blessures jamais fines, la rage, la colère, la jalousie, l'envie, les accouplements qui n'ont pas grand chose à voir avec un amour qui est plus un concept qu'autre chose, tout est sous tes yeux, lecteur. Et tout explose et chatoie. On se croirait dans Les Mille et une nuits, dans Salammbô, dans les grands romans d'aventure, dans le Mahâbhârata, dans d'autres grandes épopées humaines encore dont l'auteur s'est inspiré. C'est une mythologie pour faire suite aux mythologies, une épopée qui prolonge les épopées. C'est à lire sans hésiter.


Âmes, Tristan Garcia

L'avis de Feyd Rautha

Commentaires

Anonyme a dit…
Peter Singer, non ?
Gromovar a dit…
Lapsus calami.
C'est corrigé.
Merci.