Mon cœur est une tronçonneuse - Stephen Graham Jones

Jade Daniels est en dernière année de lycée dans la petite ville de Proofrock, Idaho. Demi-indienne par son père (tendance Blackfeet) , mal dans sa peau, JD, qui vit avec ce paternel indien alcoolo qu’elle déteste, est une espèce de punkette locale que tout le monde connaît, et pas en bien. Seul plaisir d’une vie très solitaire, JD adore les films de slashers , qu’elle regarde passionnément et dont elle a une connaissance encyclopédique. Et voilà qu’elle pense repérer des signes identifiant les débuts d’activité d’un de ces tueurs solitaires dans sa ville même. Entre cinéma et réalité, JD va tenter de négocier au mieux cette menace existentielle. Mon cœur est une tronçonneuse est un roman de Stephen Graham Jones. C’est un hommage à un genre cinématographique qu’il adore et auquel il a déjà donné un excellent roman : Un bon indien est un indien mort . Qu’en est-il ici ? Cette chronique de Mon cœur est une tronçonneuse est garantie sans spoiler ni sur le qui, ni sur le pourquoi, ni sur

84K - Claire North - Retour de Bifrost 105


Marx et Lénine l'ont affirmé, « l'Etat n'est qu'un instrument au service de la bourgeoisie », oubliant que parfois, en bon Léviathan, il empêchait aussi les religions de se foutre sur la gueule. Puis vint Thatcher qui du Léviathan coupa les appendices (éducation, santé, transport, aides sociales) qui servaient le peuple, ce que même les deux grands anciens n'avaient pas su prédire.

Dans 84K, Claire North imagine une Angleterre qui serait allée tout au bout de la logique thatchérienne, une Angleterre dans laquelle privatisations, externalisations et suppressions des crédits sociaux auraient atteint des niveaux tels qu'une population plongée dans une très grande misère y entrevoit (derrière des barrières) une petite élite qui en extrait sans limite la plus-value.

Jusqu'au point où même la police, la justice et la fiscalité sont passées entre les mains de la Compagnie (holding quasi métaphysique qui possède toutes « les compagnies qui possèdent des compagnies qui... », ad infinitum), l'entité concessionaire qui tient les manettes et fait des super profits en dégradant le service qui lui est concédé (super profits qu'elle augmente encore en détournant même une partie des impôts qu'elle collecte pour l'Etat). Mettant l'Etat explicitement à son service, la Compagnie réalise ainsi ce qu'on appelle une capture du régulateur par le régulé – appliqué ici à l'Etat tout entier – et valide la thèse marxiste.

Sans assurance privée, sans sponsoring privé, on n'est rien et on n'a aucun droit dans l'Angleterre de North ; même le droit de vivre en sécurité a un prix. En effet, le système judiciaire est remplacé par un Bureau d’audit des crimes (où travaille Theo Miller, le double littéraire du Winston Smith de 1984). On y évalue l'indemnité à payer pour solder une infraction, une indemnité qui dépend de la gravité de l'infraction mais aussi de considérations morales, des circonstances, et de la valeur économique actualisée de la victime. Un pauvre, un malade, un étranger valent peu, d'autant moins quand on est assez riche pour pouvoir facilement payer. Ceux qui ne le peuvent pas, en revanche, sont condamnés au « hachoir », sorte de sweatshop moderne dont on sort aussi souvent mort ou « acheté » par un riche (à quelle fin ?) que parce qu'on a fini sa peine. Et il y a encore pire...il faut bien se débarrasser des surnuméraires.


Miller est l'un des rouages du système. Moyen, quelconque, pas spécialement courageux, il participe à son fonctionnement en fixant le montant des indemnités à payer en cas d'infraction (indemnités censées aller à la victime mais dont les « frais de gestion » absorbent une très grosse partie). Il obéit à la règle sans état d'âme, réalisant cette « banalité du mal » que suspecta Arendt en Eichmann. Et voilà qu'un jour une ex petite amie le contacte et lui apprend, avant d'être assassinée, qu'il a une fille et que celle-ci est retenue dans une prison du Nord. Pour la première fois de sa vie, Miller décide de réagir, d'aller chercher sa fille, et accessoirement de détruire le système.

Raconté sur trois fils principaux, sur un mode proche du courant de conscience, le récit est haché par des sauts de temps, de narrateur, d'action, visibles souvent dans la mise en page même, avec sauts de ligne et interruption de phrases. Narration syncopée censée représenter sans doute l'état de confusion mentale d'individus qui n'ont plus de certitudes ni d'avenir clair, elle engendre une mise à distance du lecteur renforcée par l'impression tenace que North adore se regarder écrire.

Sur le fond, le roman est trop proche temporellement et trop décalé socialement pour être crédible – comme l'était le Cadavre Exquis de Bazterrica ; il ne suffit pas d'avoir un peu lu Marx et d'être très indignée pour écrire de la bonne dystopie.

Orwell racontait une dystopie qui, à peu de choses près, existait dans le réel ; North imagine une métaphore audacieuse de ce qui dysfonctionne dans le monde. De ce fait, l'un était terriblement crédible alors que l'autre ne tient qu'à la qualité d'une métaphore malheureusement outrée – et je ne parle même pas de la volonté « d'élimination des pauvres » qui rappelle les errements de Pinçon-Charlot. Enfin, détail trivial mais caractéristique, là où Smith (1984) se révoltait pour la transgression et la liberté et où Bernard Marx (Brave New World) voulait sortir d'un réel insupportable, Miller brave le système pour sauver sa fille, motivation caractéristique d'une époque qui vénère ses enfants mais motivation qui fait, hélas, un peu film catastrophe. Un roman pour complétistes de Ken Loach.


84K, Claire North

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