"Guerre" est un court roman de Céline qui se passe au début de la Grande Guerre, alors que la phase d'enterrement n'a pas commencé et qu'on est encore dans le meurtrier mouvement.
Ce n'est pas un livre de guerre car pour le narrateur, Ferdinand, double fantasmé de l'auteur, la guerre est terminée dès la première page. Seul survivant d'une unité de cuirassiers détruite, gravement blessé notamment à l'oreille, Ferdinand, qui apparaît baignant dans son sang, réussit, aidé par un tommy de rencontre, à rejoindre une ambulance un peu en arrière de la ligne de front. Il y passera une longue convalescence, y sera décoré sans doute injustement, puis la quittera pour l'Angleterre.
C'est pourtant un livre dont le seul sujet est la guerre. Ferdinand le dit dès la première page : « J'ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête. ». Cette guerre ne quittera plus la tête de Ferdinand le personnage, elle ne quittera plus celle de Louis-Ferdinand l'auteur, elle ne quittera plus la tête de l'Europe qui, traumatisée, s'y replongera allègrement vingt ans plus tard. Acouphènes et maux de tête pour Ferdinand et Louis-Ferdinand, maux de tête politiques pour une Europe qui se donna à deux totalitarismes adverses.
La guerre, on le voit dans ces pages, a coupé irrémédiablement ceux qui l'ont faite (et en sont revenus cassés, pas seulement leur gueule) des autres. Des poilus appelés, coupés d'un arrière qui ne sait pas et ne comprendrait pas s'il savait. Des fils souffrant au front, coupés de parents qui les honorent sans savoir de quoi ils parlent et sont indécents jusqu'à se plaindre de leurs petites misères d'embusqués. Des soldats sous le feu, coupés d'états-majors qui les envoient à la mort dans une guerre où seules les poitrines des hommes servent de digues au tsunami des balles de mitrailleuses. Des combattants stupéfiés, coupés du déni formel et informel d'une France qui ne jurait que par l'héroïsme de ses fils et la beauté de leur sacrifice.
Les rôles sociaux aussi se brouillent, coupés en tout cas de ce qu'ils furent – nouvelle époque. Intellectuels et ouvriers se côtoyèrent au front. Et la place des femmes commença à changer. Pendant que les femmes, à l'arrière, prenaient une indépendance contrainte qui ne cessera pas après guerre, les femmes du roman sont en situation de pouvoir face à des hommes anéantis. C'est Agathe qui branle, mais seulement qui et quand elle veut. C'est Angèle qui se débarrasse de façon définitive de son mari/souteneur. Le pouvoir est contingent et relationnel, ne jamais l'oublier, et de ce point de vue chaque nouvelle interaction est susceptible de voir changer le détenteur temporaire du pouvoir – les soldats blessés de "Guerre" le découvrent.
Enfin, c'est la civilisation qui se sépare d'elle-même et disparait dans l'enfer des champs de bataille, entre côtoiement des morts dans un décor de Charogne baudelairienne puissance 1000, volonté de survie au prix de tous les accommodements avec l'insupportable, fines blessures plus ou moins authentiques et pelotons d'exécution. La langue de Céline est brisée comme est brisée la croyance dans le progrès humain ou la foi dans les apports bénéfiques du progrès technique, comme sont brisés les hommes qui l'entourent dans l'inimaginable épreuve (et l'auteur n'a pas connu les tranchés, le pire était encore à venir), comme sont brisées nombre de digues morales et institutionnelles qui ne se reconstitueront pas après la guerre, avec pour conséquence ce qui suivit dès celle-ci finie.
"Guerre" est un texte de la rage, de l'horreur qui ne veut pas sortir de la tête de Céline. C'est un texte faussement parlé qui devrait être lu à haute voix dans une scansion haletante, un texte d'imprécation dans lequel on maudit les hommes et le monde comme dans d'autres on maudit Dieu. Le texte d'un homme qui n'est jamais revenu de la guerre et y a laissé une partie de son humanité, comme le fit une bonne partie de l'Europe.
C'est la folie qui parle ici ! Folie des bombes qu'on entend toujours, mais toujours assez loin pour continuer à (sur)vivre. Folie d'un déjeuner petit bourgeois organisé alors que le canon tonne et que les soldats se croisent sous les fenêtres (magistrale représentation du fossé infranchissable séparant l'avant de l'arrière). Folie de disputes cataclysmiques qu'on aimerait voir interprétées sur scène. Folie sexuelle très explicite, fantasme et délire autant que nécessité vitale (on se rappellera que la Chanson de Craonne commence par « Adieu la vie, adieu l'amour, adieu toutes les femmes »). Folie enfin d'un parler crasse et brutal qui exprime la violence crasse des combats réels autant que celle de la coupure irréparable entre le monde (réel) d'avant et celui (presque inimaginable) du front.
Soyons bref ! L'auteur ne m’intéresse pas per se, c'est vrai pour Céline comme pour tous les autres. Il n'existe pour moi que par le texte qu'il propose. Donc, de même que lire un auteur pour ses caractéristiques me parait navrant, ne pas lire Céline sous prétexte qu'il fut qui il fut le serait tout autant. Céline fut antisémite, certes, collabo aussi. Ce n'est pas pour ça qu'on le lit. C'est pour ce qu'il a apporté d'innovant à la littérature. Point.
Restons bref ! Le mystère du trajet physique du texte, la féerie de son accouchement éditorial m’indiffèrent aussi. Qui l'a donné à qui et pourquoi ou comment fut prise la décision de publication et sous quelles modalités ne m'intéresse pas non plus.
Reste le texte. Il est là. Je le lis. C'est un grand texte, si fragmentaire et incomplet qu'il soit.
Guerre, Louis-Ferdinand Céline
Commentaires
C’est vrai faudrait séparer l’écrivain de l’homme qu’il a été.
J’en prends note.
Dans cette littérature de guerre,Le grand troupeau de Giono est à lire.
Et oui, Giono, clairement.