La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Sakhaline - Edouard Verkine


Lilas est une jeune femme japonaise, de la haute société impériale en dépit de son origine russe. Elle fait partie du département d'anthropologie de l'université où elle pratique la futurologie appliquée, sous la direction du mythique professeur Oda.
Rien à voir avec notre futurologie théorique. La version appliquée développée par Oda ressemble plutôt à une psychohistoire teintée de malthusianisme et cherche à faire accoucher le futur inévitable à partir des lieux même où il pousse pour advenir, comme s'il était possible de forcer une bifurcation uchronique potentielle.

Au début du roman, Lilas se trouve sur le cargo Kappa, en route pour l’île de Sakhaline dont elle doit réaliser un panorama anthropologique. On comprend, en le parcourant avec elle, que le Kappa est un bateau sinistre, on remarque immédiatement qu'il est escorté par le torpilleur Enola ; on est après la Guerre, tout le crie, on va vers l'Enfer, tout l'annonce.
Et de ce point de vue Lilas ne sera pas déçue. Sakhaline, l'enfer du monde post-Guerre, a encore mieux en magasin pour la venue de la jeune femme, un chaos et un effondrement.

Située entre la Russie et le Japon, proche en distance tant de l'un que de l'autre empire, Sakhaline (et les Kouriles plus généralement) est une île contestée depuis des siècles. Totalement russe depuis la WW2, Sakhaline continue d'être revendiquée par les nationalistes japonais.
Problème réglé dans le roman, Sakhaline appartient au Japon impérial restauré, l'entité qui a succédé au Japon actuel après la Guerre. Car la Guerre est passée par là, nucléaire et bactériologique, elle a anéanti la quasi totalité du monde et tout les Etats industrialisés sauf le Japon, protégé par son insularité de la « rage mobile », une terrifiante maladie mortelle.
Sakhaline (et la Kourile Itouroup) est donc maintenant terre japonaise, une terre sur laquelle on exploite rhénium (et accessoirement charbon) dans des conditions de travail et de vie littéralement inhumaines, même pour le monde post-Guerre.
Mais Sakhaline, perpétuant en cela une tradition établie du temps de la souveraineté russe, est aussi le siège de trois bagnes, plus terribles les uns que les autres : le bagne qui est un gigantesque trou, le bagne où on torture et on on fait croupir dans des culs de basse-fosse, le bagne où on rend fou.

Lilas doit arpenter ces lieux, tout voir, parler à tous, et en déduire, sans raisonner mais par intuition, ce qui sera significatif pour le futur. C'est sa mission, une mission aussi exotique que périlleuse pour laquelle elle s'équipe comme une héroïne de roman steampunk avec pistolets, provisions, et gabardine multi-usages. Il faut être prêt à tout sur le terrain. Et prête, Lilas l'est. Intelligente, courageuse, bonne tireuse, la jeune femme n'est pas une oie blanche. Mais arpenter l’île maudite nécessitera néanmoins l'aide d'un guide et protecteur en la personne d'Artiom, un local, membre d'une unité d'élite, les Enchainés à la Gaffe.
Avec lui elle parcourra l’île. Entre eux naîtra une affection et un respect réciproques. Ensemble il tenteront de survivre aux événements qui secouent l’île de Sakhaline et menacent l'existence du lieu même.

Avec "Sakhaline", Verkine livre sa vision de l'enfer après que Dante eut fourni la sienne. Sakhaline est une géhenne créée de mains d'hommes. Surexploitée dans des conditions hallucinantes, l’île est au stade ultime de la dégradation écologique. Ecosystème détruit, animaux éteints, faune marine radioactive, végétation résiduelle, Sakhaline est notre impact écologique mis à la puissance mille. Tout pue, tout suinte, tout est sale, pollué, toxique.
Sur le plan social, l'effet de loupe volontaire est identique. A Sakhaline vivent cinq types de résidents. Les Japonais libres (administratifs ou militaires), les bagnards emprisonnés, les bagnards libérés et condamnés à résider perpétuellement sur l’île, les réfugiés Chinois maintenus dans un statut de sous-hommes, les autres étrangers (Coréens notamment) dont le statut est encore pire – et je passe sur les Américains (appelés Nègres quelle que soit leur couleur) qui servent de jeux et de cibles mobiles lors de festivités communautaires.
On tue à qui mieux mieux, on tire à la mitrailleuse en rigolant sur réfugiés ou évadés, on utilise les cadavres pour alimenter les chaudières de l'usine électrique ou fabriquer des briquettes alimentaires. On cannibalise aussi un peu parfois, il faut bien survivre.

Lilas, sur Sakhaline, fait un périple qui rappelle celui de Tchekhov à la fin du XIXe siècle. Elle y voit les mêmes excès et la même inhumanité en bien pire. Car la Guerre est passée par là, le Japon – seul à y avoir survécu – est tiraillé entre nationaliste impériaux et libéraux démocrates (ceux-ci à neutraliser), les préjugés raciaux des Japonais ont été exacerbés (si cela était encore possible) par le fait que la Corée du Nord fut à l'origine de la Guerre et donc de la quasi destruction de l'humanité, même si après ce coup initial chacun y mit du sien – au passif du Japon, on se rappellera par exemple comment les Japonais traitent les Chinois de « malades de l'Asie » dans La fureur de vaincre, on lira dans le roman même cette phrase du poète japonais fictif Shinkaï « Les amis, souvenez-vous qu'au sommet de la pyramide de la civilisation se trouve un homme japonais, et qu’au plus bas degré se vautre une femme coréenne », on se souviendra des femmes de réconfort, ou de l'unité 731, et on constatera avec horreur que nombre des officiels japonais de Sakhaline porte ce nombre en tatouage sur le corps.

A Sakhaline, on est là pour mourir, à Sakhaline on est déjà mort même si on bouge encore. Le corps meurt à petit (ou pas si petit) feu, soumis aux agressions des hommes et à celles aussi constantes mais plus inévitables d'un environnement devenu mortifère. L'esprit meurt, entraînant désespoir, dépravation, inhumanité, et, au minimum minimorum, corruption, lâcheté, et indolence. Les Japonais, en dépit de leurs meilleures conditions de vie, ne sont pas plus épargnés que les autres par ces dégradations. Le lieu est maudit, et ce depuis bien longtemps. Rien d'étonnant si mystiques et sectes grotesques y prospèrent.

"Sakhaline", le roman, livre au lecteur un monde terrifiant qui, par certains côtés exagérés, n'est pas loin de ressembler au nôtre (dans les mines de coltan ou les déchetteries électroniques de Chine, entre autres). C'est aussi noir que La Route, aussi halluciné que la fin d'Apocalypse Now. Avec, imprégnant tout le récit, cette démesure – et ce mysticisme - qu'on trouve souvent dans la littérature russe.
De ce point de vue, c'est plutôt réussi.

Mais "Sakhaline" a un gros problème, il est trop long. L’accumulation des descriptions, revenant sans cesse sur les mêmes horreurs, fait que le roman aurait pu, sans changer de message, être plus court d'un tiers au moins. A un moment, on se met à lire en diagonale.
Lié directement à ce problème, manque une vrai tension narrative. Car la première moitié (grosso modo jusqu’au premier séisme) n'est que la visite de Lilas sur l'île, sans enjeu véritable donc – une partie background dont on reste spectateur en dépit des horreurs qu'on y voit – et que l'enjeu véritable – fuir pour survivre – n’apparaît que progressivement dans la seconde moitié quand il s'avère que la situation est bien plus grave qu'il n'y paraissait. C'est donc, peut-être volontairement, un thriller sans thrill, un avertissement sans cesse répété comme une sirène d'alarme, dans un style incantatoire créé par ses répétitions même.

De fait, la lecture fut rapide et pas désagréable, on put même y voir tout à la fin un message d'espoir dans un salut technologique possible de l'humanité, mais on en ressort avec le sentiment de n'avoir jamais réussi à vibrer ou à s'inquiéter pour Lilas ou Artiom, l'impression donc d'avoir fait du sightseeing plus qu'autre chose. En dépit de la fuite vers le Sud et n'ayant pas réussi à créer d'empathie véritable, les deux personnages de "Sakhaline" ne capturent pas le lecteur comme le faisaient le garçon et son père dans La Route, on ressort de Sakhaline plutôt avec l'impression de folie furieuse qu'on trouve chez Boulgakov ou Dostoïevski.

Sakhaline, Edouard Verkine

Commentaires

Anonyme a dit…
Toujours très intéressant de vous lire.
Sur Sakhaline,j'en étais resté au roman de Tchekhov.
Trop de longueurs chez Verkine?je pense que je vais rester sur Tchekhov alors.
Gromovar a dit…
Merci.
On peut rester sur Tchekhov, d'autant que les tons et objectifs sont très différents.