La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Un gentleman à Moscou - Amor Towles



1922, Moscou.
Le comte Alexander Ilyich Rostov, à l'issue d'un procès à charge, est assigné à résidence à vie dans l'enceinte du luxueux hôtel Metropol où il avait ses habitudes. Et il peut s'estimer heureux : devenu une Former Person par la grâce de l’idéologie bolchevik, il aurait pu, comme bien d'autres, finir collé au mur, abattu de douze balles dans la peau ou d'une dans la tête. Rostov ne doit la « clémence » du tribunal qu'à un poème de jeunesse qui peut laisser penser qu'un jour il aurait souhaité du changement.
Cloîtré dans l'hôtel d'où il ne doit jamais sortir sous peine de mort, Rostov y passera plus de trente ans, une vie.

"Un gentleman à Moscou", conseillé avec enthousiasme par Lune, est un roman exquis.

A la troisième personne, tellement d'ailleurs que parfois l'auteur Amor Towles s'y adresse directement au lecteur, "Un gentleman à Moscou" raconte la vie de Rostov, un homme de l'ancien temps plongé dans des temps nouveaux, avec autant d’attention aux petits moments que de sauts temporels de plusieurs années entre les chapitres, et dans une langue aussi exquise qu'ironique (en VO, je ne connais pas la VF).

Typique de cette « classe de loisir » étudiée par Veblen en 1899, Rostov est un homme élégant pétri de culture classique – le mix heureux d'un Marcel Proust pour le goût et l'érudition, d'un Oscar Wilde pour l'esprit et le sens de la répartie, d'un Sénèque pour le stoïcisme –, un homme bon, dépourvu de pensées malveillantes y compris à l'endroit de ceux qui l'enferment, un homme droit, qui ne cède jamais à l'honneur.
C'est aussi un homme qui pense le monde en positions sociales stratifiées, comme les bolcheviks le feront en remplaçant – comme l'a montré Bourdieu dans son article sur le capital politique en RDA – la naissance ou la fortune par d'autres formes de ressources discriminantes.

Chassé de sa luxueuse suite qui sera occupée par un bureau administratif bolchevik, relégué dans une petite chambrette qu'il parvient à agrandir (un peu et en cachette) en annexant la chambre vide à côté, Rostov vit un temps comme un client, si modeste soit-il devenu. Avant de devenir un serveur de qualité dans le restaurant gastronomique de l'hôtel. Et de se voir affublé d'une fille adoptive en la personne de Sofia, confiée à lui par une femme – ex-communiste fervente en chemin vers un exil sibérien – qu'il connut quand elle était enfant dans l'hôtel et dont il devint une sorte de grand frère ami dans l'hôtel même.

Dans le Metropol, dont il s'approprie tous les coins et recoins jusqu'à en faire un monde – le seul à sa disposition –, il se constitue peu à peu une famille entre le cuisinier gastro, le maître d’hôtel, le concierge, la fleuriste, le barbier, la retoucheuse, etc. et, bien sûr, sa « fille » Sofia, sans oublier l’envoûtante actrice Anna Urbanova.

Servi depuis sa naissance, Rostov devient, événements aidant, un homme de service, appliquant ainsi la maxime de Descartes : « Changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ».

Service de l'hôtel d'abord, qu'il fait bénéficier de sa connaissance des arrangements de table et de sa grande culture gastronomique.
Service de l'Etat encore, qu'il aide en formant un officiel, des années durant, à comprendre mieux la culture de l'Ouest.
Service de Sofia ensuite, pour qui il devient le père qui remplace celui qu'elle ne verra jamais plus et dont il parviendra à faire une jeune femme épanouie en dépit des circonstances particulières de sa vie.

A travers trente ans d'histoire soviétique, Fowles raconte l'histoire de l'URSS et du monde, mais de loin seulement.

On voit les nouveaux dominants.
On voit leur foi ardente et leur passion des réunions, de l'organisation, de la planification de tout et de tous, on les voit aussi céder vite à l'appel du faste et de la pompe en dépit d'un discours strictement égalitariste.
On voit les espoirs d'ouverture, puis les fermetures.
On voit les jeux de pouvoir entre nouveaux maîtres du Kremlin – loi d'airain de l'oligarchie.
On voit les Jeunes Turcs de l'ordre nouveau s'installer dans les pénates de leurs prédécesseurs.

On voit les espoirs technologiques, les tragédies historiques, le commerce, l'espionnage, le tout au sein d'un lieu qui est un microcosme de la société – dans son bistrot le Piazza – et du monde – dans son restaurant et ses chambres.

On voit surtout comment un homme s'adapte à une réalité nouvelle, comment, peu à peu, il délaisse comme on mue ses préjugés de classe, comment il résiste à la tentation du suicide en remplissant sa vie de petits puis de grands projets, comment cet homme du monde ancien use de la culture qui lui a été transmise pour préparer sa fille adoptive, Sofia, au monde nouveau, comment il transmet des mémoires biographiques (la sienne et celle de la mère de Sofia) et culturelles pour aider la jeune fille à se construire.

A la fin, Sofia part vers l'avenir, Rostov retourne vers le passé, répondant tous deux par le geste à la question posée lors d'une conversation dans le roman sur l'importance relative de l'un et de l'autre côté du présent.

Tout ceci n'est possible que dans un grand hôtel tel que le Metropol, élément de permanence à même d’accueillir tant le monde qui fut qui celui qui arrive et de permettre entre ses murs des rencontres parfaitement improbables ailleurs

Entomologie d'un homme qui ne voit le monde changer que par une petite lorgnette et s’offusque des changements qu'il voit (toutes les étiquettes de grands crus décollées pour que tous les vins soient identiques, ou les tenues négligées des nouveaux convives de l'hôtel) en négligeant un vaste monde dont il n'est plus partie, le roman peut paraître vain sur le plan politique. Ce serait l'avoir mal lu imho.

"Un gentleman à Moscou" est un plaisant roman historique qui est surtout un roman sur la résilience, le besoin de racines, et l'absurdité du rêve de la table rase. Un roman qui dit le beau vécu par quelqu'un qui l'aime plus que tout, et alors même qu'on s'est assuré qu'il ne pouvait rien faire d'autre. Le roman d'un homme qui survit, peut-être précisément parce qu'il ne fait rien, là où ses amis et relations engagés dans la société nouvelle le paient tous d'une manière ou d'une autre, et qui découvre qu'on peut s’épanouir dans le service et aimer quelqu'un plus que soi-même.

Et puis, honnêtement, qui a besoin de roman politique quand on a de beaux romans ?

Certains s'offusqueront qu'on puisse compatir avec un aristocrate russe, homme richissime et membre de cet ordre qui pratiqua le servage jusqu'à son abolition en 1861 seulement. Ce sont les mêmes qui pensent que les fautes des pères retombent sur les fils, que la culpabilité collective existe, ou qu'il suffit de les tuer tous car Dieu choisira les siens. Je n'en suis pas.

Un gentleman à Moscou, Amor Towles

Commentaires

Lune a dit…
Exquis, oh je suis très contente que ça t'ait plu !
Gromovar a dit…
Exquis, oui. Merci :)
Baroona a dit…
Un livre grandement apprécié par Lune et Gromovar, 2020 est définitivement une année particulière. =P
Je le valide tout de même encore plus sur ma liste à lire, surement pour très prochainement.
Gromovar a dit…
La fin est proche :)