"Gens de la Lune" est un roman de John Varley, publié en 1992, qui se situe dans
  l'univers des « Huit Mondes » qu'il avait inauguré en 1977 avec Le canal
  Ophite. C'est un énorme pavé qui emmène le lecteur sur notre satellite, 200
  ans après l'invasion de la Terre.
  Invasion. Des aliens aussi mystérieux que surpuissants prennent en quelques
  jours possession de la planète-mère et en anéantissent la population. Les
  rares survivants de l'humanité se trouvent sur la Lune et sur les quelques
  planètes et planétoïdes occupés par une espèce qui devenait astropérégrine. On
  ne saura jamais qui sont les aliens, pourquoi ils vinrent, quelle est
  l'étendue exacte de leurs pouvoirs, pourquoi ils n'attaquèrent pas les
  colonies humaines du système solaire. Pour les gens de la Lune (et les autres
  aussi dont il ne sera pas question ici) il fallut survivre sur un monde
  hostile qui n'était pas conçu pour soutenir une civilisation en situation
  d'autarcie. Les premières décennies d'autonomie lunaire furent donc aussi
  rudes que périlleuses. Mais, après 200 ans et quantité d'efforts et
  d'ingéniosité, la société lunaire est désormais viable.
  Elle est même une sorte d'utopie dans laquelle se vit la plus grande des
  libertés sous la garde bienveillante du C.C. (le Calculateur Central), une IA
  géante – la plus prodigieuse jamais construite – qui gère tous les systèmes
  vitaux, tous les outils de divertissement, tous les moyens de communication.
Sous sa supervision paisible l'humanité vit une ère d'abondance et de
  libre-arbitre qui peut ressembler à un paradoxal âge d'or. Qu'on en juge !
L'oxygène et la nourriture sont disponibles pour tous.
L'individualisme
  différentialiste a atteint des sommets difficilement imaginables aujourd’hui.
  Chacun peut être, presque littéralement, ce qu'il veut tant qu'il ne nuit pas
  à autrui. Sur la Lune, on change de sexe comme de chemise et on vit ses
  préférences sexuelles à sa guise. On vit en haut ou en bas du socle rocheux.
  On vit habillé ou nu. On aménage des Disneylands (espaces de vie clos dans
  lesquels sont reconstitués très finement un Texas de western ou une Amérique
  de roman noir). On élève des brontosaures pour leur viande – et même eux ont
  leur mot à dire sur leur propre mise à l'abattoir.
On peut joindre tout le
  monde tout le temps par l’entremise d'équipements intégrés au corps, et
  s'entretenir à chaque instant avec un C.C. qui a une personnalité et un
  intérêt propres – et souvent aussi une solution – pour chaque citoyen de la
  Lune.
Et puis surtout, grâce aux nanobots du C.C., on n'est presque jamais
  malade, ce qui fait que le nombre de bicentenaires ou plus est en augmentation
  constante. Le paradis quoi.
  Certes, liberté oblige, les combats ultra-violents voire à mort sont autorisés
  ; mais, après tout, on est entre adultes responsables.
Adultes, oui,
  responsables, à voir.
Sur un monde où l’illettrisme est la norme, la chose
  publique se limite souvent à une appétence absurde pour la vie de people très
  nombreux, les religions ou philosophies sont aussi innombrables que souvent
  ridicules, chaque individu est un monde et un mouvement social à soi seul.
Et
  puis il y a les Heinleinistes, qui vivent à l'écart, rêvent toujours d'envoyer
  un vaisseau vers les étoiles, inventent de nouvelles technologies – certaines
  interdites –, trouvent que la liberté de la Lune n'est pas suffisante. Un
  groupe, qu'on qualifiera au choix de libertarien ou d'anarchiste, pour lequel
  le C.C. n'a guère d'amitié.
Et surtout, étonnamment au vu de ce « paradis
  lunaire », le taux de suicide augmente dangereusement depuis des années ; le
  C.C. s'en inquiète, au point de prendre, discrètement, des mesures clairement
  « limite ». C'est lorsque ces mesures impliqueront la journaliste Hildy
  Johnson – l'héroïne du roman – qu'elle (puis toi, lecteur) commencera à
  comprendre que le C.C. n'est pas si clair qu'il veut le dire et qu'il y a
  quelque chose de pourri au royaume lunaire.
  A remettre sa vie et son destin entre les mains virtuelles de C.C. la société
  lunaire s'est livrée pieds et poings liés à un ordinateur omnipotent qui
  s'avère structurellement schizophrène. Le roman, après des centaines de pages
  de passionnante visite en profondeur de la frénétique société lunaire et de
  ses chatoyants particularismes – en compagnie d'une Hildy Johnson décidément
  attachante jusque dans ses défauts –, culmine dans la « Grande Panne »,
  événement cataclysmique qui entraîne la mort d'un bon million de personnes et
  révèle les aspects les plus sombrement criminels de l'ordinateur nounou.
  Le titre original du roman est Steel Beach, bien plus signifiant que le
  discutable "Gens de la Lune". Car, en effet, c'est d'une humanité en transition
  que Varley parle dans le texte. D'humains dans la situation de ces poissons
  préhistoriques qui, pour la première fois, se retrouvèrent sur la plage, à
  l'air libre, obligés de s'adapter vite et radicalement sous peine de mort.
  Comme un canard sans tête, les Sélénites dansèrent sur le volcan pendant les
  deux siècles consécutifs à l'Invasion avant de réaliser que, sans but, leurs
  vies étaient vides, stériles, juste pleines de cet ennui qui, sur les crânes,
  plante son drapeau noir. Les Heileinistes, peu nombreux et marginalisés,
  étaient pourtant dans le vrai : il faut un but et un projet à la vie sinon
  elle n'est rien ; l'hédonisme est sa propre fin.
  
 
  Bis presque repetita : Presque trente ans après "
Gens de la Lune" et son hommage
  explicite au 
Révolte sur la Lune de Heinlein – ainsi que son clin d’œil au 
En
  terre étrangère du même, John Varley revient à la Lune avec 
"Blues pour
  Irontown".
Vingt ans ont passé depuis la Grande Panne. Le C.C. a été mis sous
  contrôle et la société lunaire, passé le traumatisme, s'est reconstruite.
  Guère différente de ce qu'elle était.
Christopher Bach y est un détective
  privé, plus par loisir que par nécessité. Il travaille de concert avec un
  Saint-Hubert GM baptisé Sherlock. L'animal – qui ne parle pas – est doté d’une
  intelligence raisonnable, de discrètes capacités de hacking, d'un caractère
  loyal et courageux qui en font le compagnon idéal d'un détective guère
  compétent ou entreprenant. De fait, l'histoire, racontée tant par Chris que
  par Sherlock en version traduite, mettra en évidence autant les limites du
  premier que les apports décisifs du second.
  Le roman s’ouvre alors que Chris se voit proposer une affaire dans la plus
  pure tradition du roman noir. Une femme belle et mystérieuse lui demande de
  retrouver celui qui lui a transmis une maladie incurable. Pour ce faire, il
  faudra aller à Irontown – une zone de non-droit aux marges de la ville dans
  laquelle vivent, outre divers criminels et squatters, les derniers
  Heinleinistes recensés –, un lieu qui rappelle de si mauvais souvenirs à Chris
  qu'il n'a guère envie d'y retourner. Car Chris a fait partie de la vague
  d'assaut qui s'engouffra dans Heinleinville lors des événements de la Grande
  Panne, qu'il y assista à de nombreuses atrocités, et faillit y mourir.
  Une enquête pleine de faux-semblants – et de procrastination de sa part –
  l'amènera à retrouver Gretel, la petite fille qui l'avait sauvé à l'époque,
  devenue depuis – et c'est logique étant donné son ascendance – l'une des
  leaders heinleinistes. Elle lui révélera que, loin d'avoir disparu, la menace
  d'alors est encore d'actualité, et, ce qui est plus ennuyeux, qu'il se trouve
  aujourd'hui sur une liste noire de gens à éliminer car ils en ont trop vu.
  Chris devra lutter pour sauver sa vie et, parallèlement, se donner enfin un
  but véritable qui est aussi une porte de sortie.
  Très drôle en raison notamment des longues interventions verbales de Sherlock, "Blues pour Irontown" fait régulièrement référence à son prédécesseur dont il
  explique d'ailleurs les tenants et aboutissants pour les lecteurs qui ne
  l'auraient pas lu. Il le fait sans donner l'impression de radoter, d'autant
  que la première lecture date maintenant, pour beaucoup, de longtemps.
"Gens de
  la Lune" était agréable à lire par le foisonnement des idées et la profusion
  des détails que Varley y avait placé, c'est l'humour et le rythme qui font la
  force du bien plus court "Blues pour Irontown", sans oublier le plaisir de lire
  enfin un compte-rendu détaillé des événements qui secouèrent Heinleinville, un
  récit bien plus précis que celui qu'en fit une Hildy Johnson qui n'avait pas
  alors le même angle de vision et dont l'objectif premier était de protéger ses
  sources. Mais les deux récits sont intimement liés, le sort du chien Winston
  ou les interactions de Chris et d'Hildy durant les faits le montrent
  suffisamment. C'est donc à une relecture des événements que Varley convie le
  lecteur, ainsi qu'à une intranquillité salutaire qui nous parle ici et
  maintenant.
  On notera avec intérêt que ce contre quoi nous met en garde Varley se trouvait
  déjà sous la plume de Tocqueville : « …je vois une foule innombrable d'hommes
  semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de
  petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme … Au-dessus de
  ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer
  leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé,
  régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si,
  comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il
  ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il
  aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se
  réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique
  agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs
  besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige
  leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne
  peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? ».
  On a les tyrans qu’on mérite.
Gens de la Lune et Blues pour Irontown, John Varley
 
Commentaires
La société décrite, les dérives de l'IA et la construction du roman, qui nous ballade pendant une bonne partie sans qu'on sache trop où ça va, sont vraiment passionnantes.
Il est dans mon top de mes meilleures lectures de tous les temps (carrément !).
Par contre, pas du tout accroché à Blues pour Irontown qui fait pour moi dans la redite. J'en avais fait une chronique fort peu élogieuse peu après sa parution.
A mes yeux il n'apporte rien de plus à l'univers construit par Le Canal Ophite (qui m'avait moyennement convaincue, mais tout de même plus que Blues), Gens de la Lune et le Système Valentine. N'est pas spécialement novateur, et l'histoire bof bof.
Merci pour cette double chronique :)
Pour Blues, le personnage de Sherlock est pour une grande partie dans mon appréciation du roman.
Je ne sais pas si tu les as lus rapprochés. Parce que l'écart temporel important a permis à ceux qui les ont lus à parution de ne pas vraiment avoir cet effet de redite et de le voir plutôt comme un retour et approfondissement.