La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Cela aussi sera réinventé - Christophe Carpentier


Tu sais lecteur, toi qui fréquentes ce blog, que j'aime plus que de raison les romans dans lesquels l'histoire met en mouvement des concepts complexes. Parfois néanmoins, un livre pulvérise ma limite. C'est le cas avec "Cela aussi sera réinventé", roman à paraître de Christophe Carpentier.

"Cela aussi sera réinventé" est découpé en trois moments.

D'abord, le futur assez proche (Mohammed VIII est roi du Maroc, contre VI chez nous). Des désastres climatiques et écologiques en série (incarnations concrètes de l'Accablement Climatique qui touche l'humanité) se sont abattus sur la planète de façon quasi inexplicable, sur un mode revanchard qui évoque la dérive mystique de l’hypothèse Gaïa. Vents rugissants sans fin couvrant l'Europe (clin d’œil à Damasio ?), phénomènes telluriques devenus fous, les sociétés s'effondrent. Dans une Europe en ruine ne restent que des communautés plus ou moins grandes en décomposition avancée, des militaires sans guerre ni ennemi, et des caravanes de Nomades Décontextualisés. C'est là que le maréchal de l'OTAN Kleist von Greimstedt rencontre Dacia, qui mène l'une de ces caravanes. C'est là qu'il rend les armes, libère ses hommes, et rejoint les Nomades, des gyrovagues non violents qui acceptent la violence sans y répondre, convaincus qu'ils sont que tout ce qui doit advenir advient, que l'assaut vienne de la nature ou d'autres hommes moins « éveillés » qu'eux-mêmes. La mission qu'ils se donnent est de parcourir sans fin les zones très dangereuses que recouvre le Vent Obscurcissant pour accueillir ceux qui veulent se joindre à eux, quels que soient les passifs qu'ils amènent avec eux. Ils sont – très chichement – autosuffisants, et trouvent que c'est bien assez. Des croisés sans destination et sans autre message que l'accueil et l'acceptation.

Partie la plus longue, les années qui précèdent. Les jours de « l'éveil », de la prise de conscience puis de la conceptualisation de la « théorie » de la Décontextualisation Nomade par une femme, Claire Kraft, puis par des continuateurs – on a très envie de dire des disciples – tels que France Stein ou Tobias Jetzitzak.
Réflexion, théorisation, doute, recul, jusqu'aux premières mises en œuvres, douloureuses car le « monde » s'oppose violemment à la Décontextualisation, jusqu'au meurtre. La praxis décontextuelle progresse lentement, aux prix de lourds sacrifices, mais elle gagne peu à peu et toujours plus avec la montée de l'Accablement Climatique. Elle est un jihad au sens littéral du terme, un combat contre soi sur le chemin de l’amélioration.

Enfin, deux siècles après. Le monde a survécu à l'Accablement, il est maintenant Décontextualisé. Et on réalise, à travers les révoltes bien prosaïques et modestes de François, qu'il est devenu totalitaire – mais d'un totalitarisme doux qui n'exclut pas mais ré-inclut (le mantra éternel de tous les camps de rééducation du monde).

Disons-le tout net, ce roman est hypnotique. Hypnotique car on tourne page après page en se demandant jusqu'où ira l'auteur, à quel moment il réalisera que ce qu'il écrit n'est pas satisfaisant, et que ce moment ne vient jamais.

Sur le fond, on part d'un aujourd'hui bien plus alter que le nôtre, de personnages qui en sont des archétypes, et on pousse le tout au-delà de sa limite par la Décontextualisation.

En deux mots, alors que presque toutes les cases du bingo de la gauche radicale sont déjà cochées dans le roman, Claire Kraft cherche plus ou autre chose. Une réflexion de plusieurs années l'amène à comprendre puis à énoncer deux conclusions : d'abord, chaque acte est le résultat d'une biographie entière (comme le nom complet des Ents) et il ne faudrait donc juger que sur la base de l'infime partie dans laquelle a survécu le libre arbitre, ensuite, chaque humain est prisonnier d'un contexte – à savoir sa famille, son couple, sa sexualité, son emploi, sa maison, sa nationalité, sa religion, etc. – c'est à dire de tout ce qui le définit autrement que comme atome humain, et la liberté vraie et humaine consiste à se défaire de toutes ces attaches pour devenir un nomade errant de par le monde, changeant de lieu, d'emploi, de famille, de conjoint, d'enfant, etc. sans cesse et sans retour ; l'important est le voyage, l'accueil et la rencontre, et tout ce qui attache les empêche d'advenir. Dans le roman un graffiti énonce « Nomade est l'anagramme de Monade », toute la philosophie du N.D. y est résumée.
Dans la droite ligne de Rousseau ou Proudhon, il importerait de se désapproprier mais, ici, c'est d’absolument tout, et pas seulement des terres ou des biens, qu'il faudrait le faire.
Kraft comprend trop tard que l'idée biographique conduira aux confessions obligatoires et que la Décontextualisation pourra être imposée alors qu'elle doit être accueillie. Trop tard, le mouvement est lancé, il ne s'arrêtera plus.

Sur le fond, pour peu qu'on aime les grandes déclarations anti-xxxiste de tous poils, on sera en terrain connu – jusqu'au moment où Kraft posera que l'antagonisme est l'une des causes du problème et que c'est seulement en décontextualisant, en cessant donc d'être ceci plutôt que cela, que l'antagonisme cessera et avec lui tout accablement de l'humain comme de la Nature. Là, le lecteur antifa par exemple sursautera, comme Harold, le fils de Kraft, qui se fâche avec elle pour ça.

Sur la forme, Carpentier est incapable de choisir entre roman, pièce de théâtre, passages programmatiques déclamés par l'un à l'autre et sobrement intitulés « Laïus déclamatoire de Claire Kraft », etc.

Après avoir présenté dans les deux premières parties des mystiques (du bois dont on fit les mystiques chrétiens, particulièrement les flagellants, jusqu'à l'extase ou au martyr) qui portent ou disent (c'est lié) la D.N., l'auteur rejoue en troisième partie une scène maintes fois vue, en mieux, chez Orwell ou Huxley – celle de la confrontation du déviant aux organismes de contrôle social (y compris avec un usage d'enfant qui rappelle la description qu'Orwell faisait des enfants membres des Spies).
Mais là où, en externe, Orwell, Huxley, et même Silverberg dans les Monades Urbaines, décrivait la particularité qui expliquait la déviance, et où, en interne, Kraft explique que presque tout acte est le résultat d'une biographie, ici rien n'explique vraiment le trouble sécessionniste de François. Christophe, encore un effort pour être dystopique !

Finalement, l'auteur, après avoir montré une Nature se vengeant des humains – un peu comme dans son roman Le mur de Planck où, là aussi, les méchants étaient punis par une force surnaturelle –, semble dire que toute utopie contient sa dystopie en germe et que, non redressés par ceux qui savent mieux que lui, les vieux réflexes individualistes reviennent au galop alors que chacun ne devrait être qu'un globule (partie 1 du roman) de l'agglomérat humain. Mystique et inquiet à la fois, il a peut-être voulu écrire le 1984 de la bienveillance inclusive, franchement, je ne suis sûr de rien, le message est enterré sous le verbiage.

Car que ce texte est pompeux. C'en est sidérant. Des pages et des pages de discours grandiloquents écrits sans rire. Koltès, dont on le réclame, faisait passer l’action par la parole mais ses paroles – fortes – étaient des paroles qu'un humain normal était susceptible de prononcer, ce n’est pas le cas ici. Et quand à grandiloquer, dans la bibliothèque du roman, on trouve en lettres d'or Hugo, Badiou, et Montaigne. Laissons reposer Montaigne, rappelons que Badiou, lui, n'écrit pas de roman et c'est tant mieux, et constatons que lorsqu'Hugo écrit une tirade ça donne ça :

Mylords, vous êtes en haut.
C'est bien. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l'opulence, la joie, le soleil immobile à votre zénith, l'autorité sans borne, la jouissance sans partage, l'immense oubli des autres.
Soit. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Au-dessus peut-être. Mylords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe
...
Je suis celui qui vient des profondeurs. Mylords, vous êtes les grands et les riches. C'est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore.
L'aube ne peut être vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ? Le soleil, c'est le droit. Vous, vous êtes le privilège. Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. Quel est le père du privilège ? le hasard. Et quel est son fils ? l'abus. Ni le hasard ni l'abus ne sont solides. Ils ont l'un et l'autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d'autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres. Mylords, je suis l'avocat désespéré, et je plaide la cause perdue. Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis rien, qu'une voix. Le genre humain est une bouche, et j'en suis le cri. Vous m'entendrez. Je viens ouvrir devant vous, pairs d'Angleterre, les grandes assises du peuple, ce souverain, qui est le patient, ce condamné, qui est le juge. Je plie sous ce que j'ai à dire.
Par où commencer ? Je ne sais. J'ai ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme plaidoirie éparse. Qu'en faire maintenant ? elle m'accable, et je la jette pêle-mêle devant moi. Avais-je prévu ceci ? non. Vous êtes étonnés, moi aussi. Hier j'étais un bateleur, aujourd'hui je suis un lord.
Jeux profonds. De qui ? de l'inconnu. Tremblons tous. Mylords, tout l'azur est de votre côté. De cet immense univers, vous ne voyez que la fête ; sachez qu'il y a de l'ombre.
Parmi vous je m'appelle lord Fermain Clancharlie, mais mon vrai nom est un nom de pauvre, Gwynplaine. Je suis un misérable taillé dans l'étoffe des grands par un roi, dont ce fut le bon plaisir. Voilà mon histoire. Plusieurs d'entre vous ont connu mon père, je ne l'ai pas connu. C'est par son côté féodal qu'il vous touche, et moi je lui adhère par son côté proscrit. Ce que Dieu a fait est bien. J'ai été jeté au gouffre. Dans quel but ? pour que j'en visse le fond. Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. Je parle, parce que je sais. Vous m'entendrez, mylords.
J'ai éprouvé. J'ai vu. La souffrance, non, ce n'est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j'y ai grandi ; l'hiver, j'y ai grelotté ; la famine, j'en ai goûté ; le mépris, je l'ai subi ; la peste, je l'ai eue ; la honte, je l'ai bue. Et je la revomirai devant vous, et ce vomissement de toutes les misères éclaboussera vos pieds et flamboiera. J'ai hésité avant de me laisser amener à cette place où je suis, car j'ai ailleurs d'autres devoirs. Et ce n'est pas ici qu'est mon coeur. Ce qui s'est passé en moi ne vous regarde pas ; quand l'homme que vous nommez l'huissier de la verge noire est venu me chercher de la part de la femme que vous nommez la reine, j'ai eu un moment l'idée de refuser. Mais il m'a semblé que l'obscure main de Dieu me poussait de ce côté, et j'ai obéi. J'ai senti qu'il fallait que je vinsse parmi vous.
Pourquoi ? à cause de mes haillons d'hier. C'est pour prendre la parole parmi les rassasiés que Dieu m'avait mêlé aux affamés.
Oh ! ayez pitié ! Oh ! ce fatal monde dont vous croyez être, vous ne le connaissez point ; si haut, vous êtes dehors ; je vous dirai moi, ce que c'est.
De l'expérience, j'en ai. J'arrive de dessous la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. O vous les maîtres, ce que vous êtes, le savez-vous ? Ce que vous faites, le voyez-vous ? Non. Ah ! tout est terrible. Une nuit, une nuit de tempête, tout petit, abandonné, orphelin, seul dans la création démesurée, j'ai fait mon entrée dans cette obscurit que vous appelez la société. La première chose que j'ai vu, c'est la loi, sous la forme d'un gibet ; la deuxième, c'est la richesse, c'est votre richesse, sous la forme d'une femme morte de froid et de faim ; la troisième, c'est l'avenir, sous la forme d'un enfant agonisant ; la quatrième, c'est le bon, le vrai, et le juste, sous la figure d'un vagabond n'ayant pour compagnon et pour ami qu'un loup.

et que lorsque c'est Carpentier, ça, des pages et des pages entières comme ça :

Voilà, si tu te sens, lecteur, vas-y. Je l'ai fait, tu peux bien le faire.
A moins que, comme Harold, tu te dises :


Cela aussi sera réinventé, Christophe Carpentier

Commentaires

Thomas Day a dit…
T'es en grande forme, Grom'.
Ça fait plaisir.
Chope plutôt le nouveau Colson Whitehead... C'est de la bonne.
Gromovar a dit…
Allez, je suis le conseil. Et merci :)
Lhisbei a dit…
Ahem ça sort quand ? C'est éligible au PSF2021 ? Scusez M. le Prez c'est la maintenance qui demande, histoire que le rafiot y reste à flot après le bordel de l'covid et que les soutes elles soient nickel pour juin 2021...
Gromovar a dit…
Septembre et c'est donc éligible.
Désolé, je suis bordélique. Depuis toujours et sans rémission.
Lhisbei a dit…
Ok je mettrai à jour le fofo.

Tu sais bien que tu as un totem d'immunité avec moi :)