Les Résidents - Lemire - Sorrentino - Le Mythe de l'Ossuaire t3

Avec Les Résidents , tome 3 du Mythe de l'Ossuaire , le cycle BD de Lemire et Sorrentino situé dans un univers mythologique partagé imaginé par les auteurs, on entre vraiment dans le lourd. Lourd d'abord car ce gros volume de 312 pages pèse son poids, lourd surtout car cet opus qui regroupe les dix numéros de l'arc Les Résidents est vraiment impressionnant. Quelques mots de l'histoire, sans trop spoiler. Sept personnes vivent (au milieu de beaucoup d'autres) dans un immeuble d'habitation urbain dégradé mais quelconque. Ces sept personnes – Isaac, Amanda, Justin, Félix, Tanya, Bob et Gary –l'ignorent mais elles sont liées. Liées entre elles, liées aussi à cet immeuble qui est certainement un lieu malfaisant (car sinon ce serait elles qui le sont, et comment le jeune Isaac ou l'aimante Amanda, sans même parler des autres, pourraient-ils être accusés de malveillance ?) . A la mort imprévue de l'un des sept, une clef est tournée et un grand bouleversem...

Le Livre de M - Peng Sheperd



Parfois, rarement, je suis incapable de dire si j'ai aimé ou pas un livre. Tout au long de la lecture du "Livre de M", de Sheperd Peng, je me suis posé cette question sans jamais parvenir à y répondre, et maintenant, ma lecture terminée, je ne sais toujours pas, notamment en raison de la présence d'une de ces coïncidences narratives heureuses dont j'ai une sainte horreur.
Disons simplement, si ça peut t'aider, lecteur, que je l'ai dévoré en trois jours seulement.

Ici et maintenant. Durant le Zero Shadow Day, en Inde, un homme, Hemu Joshi, perd son ombre. Objet de curiosité, il attire les médias internationaux alors même que les experts tentent, sans succès, d'expliquer ce miracle. Mais voilà que, très vite, il commence à perdre la mémoire, et que des cas de plus en plus nombreux apparaissent, en Inde d'abord, puis tout autour du monde, jusqu'aux USA où se passe le roman.
C'est lors du mariage de Paul et d'Imanuel, non loin d'Arlington, que les convives apprennent que les premiers sans-ombres viennent d’apparaître à Boston, avec le chaos qui s'ensuit dans la ville, guerre à mort entre sans-ombres désorientés et indemnes terrorisés. Les USA, comme le reste du monde, sombrent.
Des mois (deux ans) plus tard, et après les départs successifs de tous les autres invités, ne restent que Max et Ory, un couple ami des mariés, qui survivent, cachés, dans le complexe hôtelier forestier qui abritait la fête. Or, depuis quelques jours, Max a perdu son ombre, et Ory tremble pour elle autant qu'elle pour lui. L'un comme l'autre vont devoir se mettre en mouvement, mais pas ensemble. Et traverser, chacun à sa manière, un pays métamorphosé.

"Le Livre de M" est un roman post-apocalyptique très singulier. Démarrant comme un post-apo très classique, avec effondrement, massacres, et problématique survie, il prend par la suite un tournant qu'on qualifiera de magique (Sheperd cite d'ailleurs Peter Pan), reprenant même un discours mythologique.
Dès le départ déjà, on n'est pas dans The Stand. Aucune raison prosaïque n'est donnée à la perte des ombres puis de la mémoire. Le phénomène est proprement surnaturel. Puis on réalise vite, comme les malheureux survivants du désastre, que les sans-ombres ont acquis des pouvoirs de transformation de la réalité, parfois involontaire, par simple oubli de ce qu'elle est, parfois volontaire, si le sans-ombre est prêt à en payer le prix. Ces pouvoirs, certains les utilisent simplement pour survivre, d'autres à des fins bien plus agressives.
Et puis il y a ce mythe, Celui qui Rassemble. Un indemne ? un sans-ombre ? qui serait à La Nouvelle Orléans ? qui soignerait ? Mystère. En tout cas, c'est vers La Nouvelle Orléans que convergent tous les espoirs, si démentiels soient-ils.

Histoire d'un – voire de plusieurs – amour qui transcende l'adversité, "Le Livre de M" est l'histoire de Max, qui poursuit un espoir de guérison et s'accroche désespérément au souvenir de son amour pour Ory, d'Ory, qui ne cesse jamais d'espérer retrouver Max, de Naz, qui devait concourir aux JO et que la nécessité a changé en guerrière, de Celui qui Rassemble, un accidenté souffrant d'amnésie rétrograde qui est peut-être le seul à avoir un peu compris Hemu Joshi, et de beaucoup d'autres encore, qui les aident, les soutiennent, ou les suivent.

Roman dualiste, il distingue, comme Descartes le faisait, un corps matériel et une « âme », siège notamment des souvenirs, ici matérialisée par l'ombre. Perdant leurs souvenirs, et alors que leur corps matériel ne change en rien, les sans-ombres perdent ce qui constitue pour eux leur identité.
Leur identité personnelle, cette illusion qui méconnaît la transformation continue des consciences par accumulation de souvenirs, est objectivée dans leur nom, participant à ce que Bourdieu appelait « l'illusion biographique ». Et leur nom, plus ou moins vite, les sans-ombres le perdent.
Ils perdent aussi leur identité sociale ; ce qu'ils sont par-delà ce nom censé dire qui ils sont et pourtant ne dit rien d'utile.
Et même sort pour leur identité relationnelle, qui ils aiment, qui sont leurs amis, leurs ennemis, etc. Qui ils sont donc dans l'univers des interrelations humaines.

Tout ceci les sans-ombres le perdent, devenant progressivement des atomes sans passé ni avenir possible, revenant ainsi à leur animalité primordiale : « Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna », Nietzsche, Considérations inactuelles.

Et en contrepartie de cette perte, plus ou moins volontaire, le pouvoir d'altérer la réalité. Comme dans Amatka, ou dans Terremer, où nommer les choses suffit à les définir et donc les renommer à les redéfinir. Mais ici, même pas besoin de mot. Il suffit de vouloir ou d'oublier. Comme si la mémoire était cet observateur « quantique » qui définit par l'acte d'observer la réalité objective, un observateur qui, ici, n'aurait même pas besoin d'observer vraiment. Comme si la réalité elle-même n'était que l'écho de représentations singulièrement situées dans des mémoires.

C'est donc à un questionnement sur la réalité du monde que Sheperd convie le lecteur, une réalité qui existait hors de la caverne chez Platon, indépendamment de l'observateur qui ne s'en faisait que des représentation fausses. Ici au contraire, le monde est dans l'esprit humain, la matière s'y plie. L'homme crée le monde parce qu'il le pense et qu'il y pense.

Cette réflexion est portée par la double quête de Max et d'Ory, soutenue par leur amour réciproque. Mais cet amour n'est pas le seul, le roman en est plein. L'amour, entre Max et Ory, entre Naz et sa sœur, entre Malik et sa fille, entre Paul et Imanuel, entre ceux de l'Iowa et leur Général, entre Celui qui Rassemble et son « peuple », est ce qui continue à tenir le monde alors que tout est devenu instable et qu'un chaos définitif menace à La Nouvelle Orléans, devenue la Dabiq des illuminés locaux de la Transcendance.
Comme si l'amour était ce qui définit l'humanité, par-delà les vicissitudes du monde et du temps, un amour dont on dit qu'il déplace les montagnes (et ici ce n'est pas métaphorique), un amour consubstantiellement liée à la mémoire qui seule permet l’illusion du soi, la conscience des autres, la force des relations, et le sentiment, si illusoire soit-il, d'une biographie : « Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui », Nietzsche encore. Sans mémoire, ni mélancolie ni ennui, et sûrement pas d'amour ni d'humains.

Tout ceci, avec la violence l'effroi et le chagrin que ça implique, Sheperd le montre sans pusillanimité, parfois de façon spectaculaire, en usant même régulièrement d'un artifice stylistique qui consiste à dire d'abord avant de préciser, induisant souvent par là-même une impression de désorientation proche de celle que doivent ressentir les amnésiques qui oublient, oublient qu'ils ont oublié, et surtout oublient pourquoi ils font ce qu'ils sont en train de faire ou s'il faut continuer. Au stade ultime plus de passé, mais surtout aucun avenir, même de court terme. Des bêtes. Plus des humains.
Et quelle fin ! En conclusion surprenante du roman et paradoxale de la réflexion.

Le Livre de M, Peng Sheperd

L'avis de Lune et celui de Celindanae

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