La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Sauvage - Jamey Bradbury


"Sauvage" (The Wild Inside pour moi qui l'ai lu en VO) est le premier roman de Jamey Bradbury. Il entraîne son lecteur en Alaska, dans un monde âpre, sauvage, fait de forêts et de neige, où l'homme ne semble avoir installé que de précaires avants-postes, dans la tête de Tracy, une adolescente qui te raconte, lecteur, son histoire tragique.

Tracy Petrikoff est une jeune fille de presque dix-huit ans, en tension entre deux moments. D'un côté, deux ans avant le début du livre, elle a perdu sa mère, renversée en pleine nuit par un poids-lourd. De l'autre, elle attend avec impatience d'avoir dix-huit ans pour pouvoir participer à l'Idatarod, la plus prestigieuse course de chiens de traîneaux du pays. Mais là, quand le roman commence, Tracy est à quelques mois de sa majorité, et elle a, depuis bien longtemps, un secret.

La jeune fille, une sauvageonne comme l'Alaska en produit parfois si on en croit Megan Lindholm – n'aime rien tant que la forêt, la chasse, le piégeage, la solitude dans les bois, y compris de nuit, la course de traîneaux avec les chiens que sa famille élève et avec lesquels son père a couru plusieurs fois l'Idatarod alors que Tracy, trop jeune encore, se forgeait un mental de musher dans la Junior Race.
Les bois, que Tracy a toujours aimés, elle les fréquente encore plus depuis la mort de sa mère, car l'ambiance familiale, dans la petite maison nichée au sein des arbres, est parfois morose depuis le décès maternel.
Et là, dans ces bois qu'elle connaît comme sa poche, voilà qu'elle est assaillie par un homme qu'elle poignarde avant de s'évanouir. A son réveil, elle est couverte de sang, et l'homme a disparu. Mais peu de temps après, un homme blessé se présente à la porte des Petrikoff pour demander de l'aide. De là, tout va déraper.

Le secret dont je parlais au-dessus n'est pas celui-ci. Ce n'est pas de croire avoir tué un homme et de n'avoir rien dit à son père, ce n'est pas d'avoir violé la plus impérative des trois règles imposées par sa mère à elle seule – à savoir « ne jamais faire saigner un humain » –, ce n’est pas d'être retournée ensuite dans la forêt et d'y avoir trouvé un sac à dos plein d'argent liquide qu'elle dissimulera pour pouvoir payer l'inscription à la course.
Ca, ce sont trois secrets récents. Mais Tracy en a aussi autre, ancien, fondateur, dont elle a hérité de sa mère (et dont je peux rien dire ici sous peine de spoiler – disons juste qu'elle a une capacité spéciale et un besoin spécial, hérités de sa mère, qui la mettent à l'écart de l’humanité commune, tu peux penser au Vif, lecteur, c'est à la fois plus et moins que ça).

Je pense qu'il est important, si on souhaite lire "Sauvage", d'en savoir le moins possible sur les tenants et aboutissants du roman. On sa gâcherait sinon une partie du plaisir de la découverte, sans doute plus que dans d'autres romans. C'est ce à quoi s'attelle cette chronique.

"Sauvage" est un roman difficile à résumer. D'abord parce que, si on ne veut pas spoiler, il faut taire non seulement des éléments clés de l'intrigue mais aussi des facteurs structurants du récit.

Disons alors que "Sauvage" est une tragédie antique, un de ces textes dont les personnages sont maudits dès que le texte commence. Maudits du fait même de leur naissance et de leur nature. Et, comme dans toute tragédie, rien ne sauvera les personnages. L'espoir, le sale espoir sur lequel crache Antigone, y est trompeur. Quand la mécanique est enclenchée plus rien ne peut l'arrêter, en dépit de tous les efforts et de toutes les gesticulations qui ne font qu'aggraver les choses.

Disons aussi que "Sauvage" est un vrai texte d'angoisse, un page turner qui entraîne son lecteur moins par une action trépidante que par les terreurs angoissées que Tracy porte, seule, alors que sa mère n'est plus là pour lui expliquer ce qu’elle est, et que les événements dont elle fut récemment actrice hante sa conscience au point d'orienter ses décisions avec des conséquences parfois catastrophiques.

Disons encore que "Sauvage" est un texte sur l'identité qui se cherche, sur l'impossibilité de tout connaître de celle des autres (quand bien même on aurait un accès surhumain à celle-ci) et même de la sienne propre, sur l'amour qui ne peut ni tout dire ni tout régler. Un texte sur la frontière, si difficile à placer et à respecter, entre intimité, connaissance mutuelle, et confiance – qui évoque le « Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment ! » de Baudelaire.
Un texte sur la part d'animalité qui subsiste en chacun, qu'un milieu tel que celui de la forêt d'Alaska ne peut qu'exciter mais auquel elle peut aussi offrir un refuge.
Un texte sur les tourments qu'endurent les êtres à la marge, sur la difficulté à vivre avec un secret et un pouvoir, qui rappellera par moments ces personnages du Dying Inside, L'oreille interne en VF (tiens, écho de titre ! Et pas seulement imho car certaines thématique sont vraiment proches), de Silverberg, risquant la folie et condamnés à l'isolement à cause de leurs capacités – une épreuve que la mère de Tracy ne connut que trop.

Disons enfin que "Sauvage" est un texte de nature writing fort réussi. Avec Tracy, lecteur, tu parcourras les étendues sauvages d'Alaska, tu arpenteras les bois, tu chasseras, tu fileras comme le vent sur un traîneau tiré par des chiens qui sont des membres de la famille à part entière, tu seras immergé dans une nature sauvage et inhospitalière sauf pour qui sait l’apprivoiser. Si tu es allergique, lecteur, aux longues et nombreuses descriptions de la faune et de la flore, passe ton chemin. Tu en apprendras bien plus sur l’aspect de la nature qui environne Tracy que sur le sien ou celui de ses proches.

Concluons en disant que "Sauvage" est un premier roman réussi, en dépit de quelques longueurs, une œuvre qui n'hésite pas à broyer l’espoir de ses personnages et à en envoyer les débris à la face du lecteur. Un lecteur qui, s'il conservait l'espoir, encore, en dépit des augures, que tout finirait par s'arranger en est privé par Tracy même lorsqu'elle dit, loin de la fin du livre : « If I could stop when I wanted and not tell the rest, this is where I'd choose to end ».

Sauvage, Jamey Bradbury

Commentaires

Baroona a dit…
Je me demandais justement ce que ça valait en l'ayant aperçu il y a quelques semaines je ne sais où, ta chronique tombe à point. Il y a pas mal d'éléments tentants, mais le côté tragédie grecque me rebute sévèrement, j'ai du mal avec le désespoir, je crois que du coup je ne vais pas me jeter dessus. =/
Gromovar a dit…
C'est plus prudent alors ;)