La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

A song for a new day - Sarah Pinsker


Futur proche. Une série d'attentats très meurtriers endeuille les USA. Peu après, une nouvelle forme de variole décime la population. Confronté à ces deux événements (liés ou pas), le gouvernement prend des mesures de fermeture et de confinement qui ne sont pas sans rappeler certaines de celles que nos connaissons en ce moment.
Dix ans après, si le confinement est globalement levé, quantités de règles de distanciation sociale sont toujours en vigueur, et les habitudes de sociabilité se sont profondément transformées.

"A Song for a New Day", de Sarah Pinsker, raconte l'histoire de deux femmes, Luce et Rosemary.
Luce a vécu la catastrophe. Elle a même été, avec son groupe, le dernière personne a avoir joué live dans une grande salle de spectacle – devant un public clairsemé – pour que la musique aide à affronter la peur et le découragement.
Rosemary était une petite fille quand ces événements se sont produits. Elle n'en garde qu'un souvenir vague, ainsi que du monde d'Avant (oui, dans le roman il y a le Before et l'After, comme deux pays qui auraient des législations et des cultures différentes).

Le Before, c'est notre monde, frénétique jusqu'au surpeuplement.
L'After, c'est un nouveau monde.

Les lieux de rassemblement (salles de spectacle, enceintes sportives, musées) n’ont jamais rouverts. Beaucoup de commerces ont fermé. Pour ceux qui sont restés ouverts (surtout des chaînes) des règles de distanciation strictes s'appliquent (par exemple un nombre max. de personnes par mètre carré de superficie). Dans restaurants et transports publics (et jusqu'aux ascenseurs) on trouve des cabines d'isolation qui permettent de n'être au contact direct de personne.

Sous l'effet du confinement, l'économie s'est métamorphosée. Beaucoup moins de petites entreprises, beaucoup moins de transports, beaucoup de chômage donc un revenu de base pour tous, une consommation qui se fait selon deux grands modes préférentiels : par livraison (drones et véhicules automatiques) pour les biens, et en réalité augmentée pour les services.
Superwally domine la livraison de biens (et génère même sa propre monnaie), le consortium Holo – qui utilise l’infrastructure réseau de Superwally – celui du divertissement de masse (avec SportHolo, TVHolo, et enfin StageHoloLive pour les concerts).

Pour ce qui est de la vie sociale (quand on en a une ce qui n'est guère le cas de Rosemary) elle est surtout virtuelle, par l'intermédiaire de « capuches », des casques de réalité virtuelle souples qui augmentent la réalité visible et permettent un contact permanent au monde via le réseau Internet.

C'est grâce à une opération de maintenance pour StageHoloLive que Rosemary, une employée à domicile (comme 90% de la population salariée) de Superwally assiste à son premier concert et découvre que la musique live – même en AR – c'est bien meilleur que la musique enregistrée ; et elle n'a encore aucune idée de ce que peut être un vrai concert avec des musiciens sur scène, mais elle le découvrira au fil du récit.
Car existe encore une « scène », undergound et clandestine, non pas car la musique serait interdite mais parce qu'aucune salle de concert n'est à même de respecter les règles qui interdisent l'agrégation de personnes. Et bien sûr, Luce est l'une des animatrices de cette scène, à Baltimore tout du moins. Sa route et celle de Rosemary s'y croiseront.

"A Song for a New Day" est l'histoire de la rencontre de deux femmes, l'histoire de l'amour ou au moins de l'admiration de l'une pour l'autre. Après avoir rencontré Luce, et à cause de celle-ci, Rosemary se lance dans le projet un peu dément de rouvrir la scène musicale en attaquant de front le monopole de SHL. Il faudra lire pour en savoir plus.

C'est aussi l'histoire de deux personnes qui ont dû quitter leur « confinement » pour vivre vraiment.
Luce avait fui sa famille juive ultra-orthodoxe pour assouvir sa passion de la musique rock et vivre sa sexualité librement ; elle doit quitter une seconde fois le « confort confiné » de la salle underground qu'elle avait montée pour pouvoir retrouver le plaisir de la route et l'adrénaline des dates.
Rosemary, confinée de fait par un père qui préféra pour elle la sécurité plutôt que la liberté, a démissionné – au grand dam de ses parents – d'un poste stable chez Superwally, qui lui permettait de ne jamais quitter le ferme familiale, pour devenir dénicheuse de talents itinérante chez SHL. C'est à cette occasion qu'elle sortira pour la première fois de chez elle ; c'est comme ça qu'elle découvrira aussi les méthodes peu ragoutantes qu'emploie SHL pour protéger son marché.

Outre qu'il résonne étrangement en ce moment, le roman travaille ses personnages et pousse un cri d'amour à la musique live. Il faut lire les (trop) longues descriptions de concert. Pinsker aime la musique, elle aime les concerts, elle aime cette communication à double sens qui s'établit lors des performances live, de l'énergie du public vers le groupe et de l'énergie du groupe vers le public. Elle aime voir en 3D des artistes dont sinon on ne connaît que deux dimensions. Rien ne remplace ça.

Ce sentiment, hypnotique et addictif, Luce le connaît depuis toujours et Rosemary le découvre au fil du récit. Il imprègne le roman et en constitue la trame. Et là où Luce, forgée par la vie, est depuis longtemps forte, Rosemary va tirer de ses expériences la force qui lui faisait défaut.
Dépourvue des codes sociaux en vigueur dans le monde réel, et même des modèles d’identification des identités personnelles que tout un chacun possède, Rosemary, comme toute sa génération, est une handicapée de la sociabilité, désespérément en manque de grâce sociale. Elle ne sait pas que faire ou ne pas faire, ne sait pas interpréter du non verbal sans émoji associé, est effrayée par le contact rapproché jusqu'à l'agoraphobie.
Partie à l'aventure, la jeune femme se balade dans un milieu qu’elle découvre comme un Candide des temps de désolation. Elle sert de guide au lecteur, en même temps qu'elle grandit et s'émancipe de la surprotectivité paternelle, jusqu'à prendre sa vie en main et se lancer dans son propre combat.

Sur le plan de la prospective, Pinsker est étonnamment proche de la réalité. Confinement, règles de protection par l’isolement, crise économique, monnaie virtuelle, développement extensif du télétravail, des loisirs virtuels, de la livraison par drone. Tout y est déjà dans ce que nous voyons autour de nous – le curseur est juste poussé un peu plus loin. Manque seulement aujourd'hui une réalité virtuelle du niveau de sophistication existant dans le livre, mais ça viendra, ce n'est pas si difficile à faire.

Les deux monopoles géants du numérique que sont Superwally et SHL évoquent Amazon et les GAFA – particulièrement Amazon avec ses ateliers prêts à la robotisation, ses drones en cours de développement et sa réaction à la crise Covid19, ainsi que de possibles futurs conglomérats Netflix, Disney+, Apple.

Le formatage de la musique produite et vendue par SHL fait penser aux Boys Band ou Girls Band coréens, castés, aseptisés, fabriqués pour répondre aux goûts du plus grand nombre en étant « jolis »,  « proprets », et « indolores ». Ici aussi Pinsker pousse le curseur plus loin mais les mécanismes sont déjà à l’œuvre dans notre monde.

Sur le plan de la narration, on peut reprocher de trop longues descriptions de concert (je n'y suis vraiment pas allergique pourtant mais, là, ça s'accumule trop), un personnage de Rosemary entre Candide et Zazie un peu trop forcé imho ce qui finit par la rendre exaspérante dans son rôle de petite fille perdue au milieu de la forêt sombre, et surtout un appel à la révolte face à la peur qu'on pourra trouver salutaire mais qui s'exprime quand même dans un micro-segment de la société et, on peut l'imaginer, sans grand impact sur le reste de celle-ci. Les artistes, toujours à croire qu'il sont les ferments du changement social...

"A Song for a New Day" est donc un roman agréable à lire à condition d'accepter quelques longueurs et de faire sien le postulat selon lequel en sauvant le rock live on plante les graines du déconfinement généralisé des corps et des esprits. Et c'est, quoi qu'il en soit, un roman très intéressant à lire en ces temps de confinement (ou après traduction, wink, wink).

A Song for a New Day, Sarah Pinsker

L'avis de Fayd Rautha qui m'a mis sur la piste de cette date.

Commentaires

Baroona a dit…
LE sens du timing.
Gromovar a dit…
Quand la réalité rattrape la fiction.