1948. Nogales, Arizona. Vallée de la Santa Cruz.
La ville est une ville double, pile et face du rêve américain.
D'un côté,
Nogales, Arizona, USA, de l'autre,
Nogales, Sonora, Mexique. Entre les deux moitiés de la ville – dont la moitié américaine a été acquise par les USA lors de
l'Achat Gadsden en 1853 – une frontière, juridique d'abord puis physique à partir de 1918.
D'un côté une ville riche entourée de ranches prestigieux où s'encanaille la haute société – l'upper upper class de tout le pays venant en villégiature dans les lieux possédés et organisés par l'upper upper class d'Arizona
(« retrouver le contact rugueux de la nature sans renoncer à la qualité de vie de l'homme blanc »), de l'autre la ville mexicaine, pauvre et toute tournée vers la frontière nord.
Au nord, où la plupart des terres appartiennent, après la crise de 1929 et ses bouleversements de fortune, à ce 'Tol ' Pendleton qui développe la zone et vend des parcelles à ses riches amis, on vit à l'année ou en vacances dans les somptueux ranches, on organise fête sur fête, on croise des stars arrivées en avion privé, on boit vraiment beaucoup, on joue du piano et on chante entre deux adultères. On est – pour que tout fonctionne – servi par un pléthorique personnel mexicain au statut précaire.
Au sud, on survit comme on peut, on essaie d'émigrer
(ça n'a guère changé), on travaille au nord et on ramène l'argent à la famille au sud, on gère un des nombreux bordels ou on y travaille, on devient gangster voire sicarios car il y a beaucoup d'argent à faire dans les activités illégales quand misère et zones frontières entrent en résonance.
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Mur frontière de Nogales |
C'est dans la ville US, dans un ranch confortable, que s’installe l'écrivain français de romans policiers François Combe, avec sa femme Victoria, sa secrétaire/maîtresse Kay, sa gouvernante, et son fils
(plus tout un personnel local). Il est censé écrire, prend des notes, passe aussi beaucoup de temps au bordel de qualité le plus proche où – avec Kay et entre deux galipettes – il prend des photos érotiques de Raquel, une jeune prostituée.
Un soir, au moment de rentrer chez lui avec Kay, il croise comme souvent son ami le rancher Jed Peterson qui profite aussi des services du lieu – en l’occurrence de ceux de Raquel.
Problème : après le départ de Jed, Raquel est assassinée
(massacrée pour être plus juste) de dix-sept coups de couteau. Jed et François, les derniers à avoir fréquenté Raquel sont interrogés par le shérif alors que commence une enquête conduite par un binôme policier américano-mexicain.
François, tout à l'univers policier auquel il s'identifie, se lance sur les traces du meurtrier avec d'autant plus d'intérêt que Jed devient suspect et qu'il veut disculper son ami dont il est sûr de l'innocence. Il lui faudra agir des deux côtés de la frontière et sera aidé pour ce faire par Estrellita, sa servante mexicaine qu'il harcèle à bas bruit sans jamais parvenir à ses fins.
Les enjeux montent quand un deuxième puis un troisième meurtre
(toujours de prostituées) surviennent et que Jed paraît de plus en plus impliqué.
Inspiré du séjour de Georges Simenon en Arizona, "
De l'autre côté de la frontière" est un captivant album one-shot de Berthet et Fromental, entre monographie anthropologique, enquête fictionnelle, et vrai biographie à clef de Simenon pour la période considérée.
On y découvre un lieu très particulier où la misère côtoie à portée de vue une richesse ostensible.
On y voit l'enfer des travailleuses du sexe mexicaines, en bas de l'échelle sociale locale et simultanément engoncées dans une hiérarchie « interne » qui place les prostituées de bordel de luxe en haut, celles de bordels modestes en-dessous, avec tout en bas celles qui ne peuvent travailler que sur les parkings ou au bord des routes.
On y suit une enquête policière intéressante et bien conduite, entre polar et western, avec salops, bandits, meurtres, vengeance, villes fantômes, mines abandonnées, et crue de la Santa Cruz.
Le tout est racontée en off par Estrellita qui voit tout, n'exprime aucun jugement, n'est pas dupe de la qualité des uns et des autres mais a d'abord besoin de travailler pour aider financièrement sa famille.
C'est donc un album très agréable à lire, le scénario solide y est soutenu par un dessin très classique qui donne un aspect rétro bien venu à la chose, car c'est une histoire dans le passé qui est racontée, un passé montré et décrit tel qu'il était et non tel qu'on le voudrait aujourd'hui.
Quant à Simenon, l’homme aux 1200 femmes selon sa seconde épouse, dont 80% de prostituées, il vécut comme Combe, fut impressionné longtemps par la société US, quitta sa femme, et écrivit après avoir quitté l'Arizona
Le Fond de la bouteille, un grand roman littéraire prenant pour cadre la ville de Nogales.
De l'autre côté de la frontière, Berthet, Fromental
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