La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Black Leopard Red Wolf - Marlon James


Quand on attend un livre pendant deux ans sur la foi d'une simple promesse, le risque de déception est grand. Marlon James – écrivain jamaïcain multiprimé mais novice en fantasy – a superbement évité ce désappointement à tous ses lecteurs avec son "Black Leopard, Red Wolf" qui, pour un coup d'essai, est un vrai coup de maître ; un livre que tout amateur conséquent du genre devra avoir lu.
Sauf si on est allergique à une violence et à une cruauté intenses ainsi qu'à une homosexualité très graphique – ce qui explique les commentaires mitigés sur Amazon.

"Black Leopard, Red Wolf" est sans doute le premier très grand roman de fantasy basé sur les cultures et les mythologies africaines. Marlon James y déploie un style parlé hypnotisant qui sert autant le récit que le propos sous-jacent de l'auteur – nous y reviendrons.
Pour parler de BLRW, il faut d'abord situer le contexte, puis décrire les personnages qui l'habitent, avant de dire en quoi l'écriture de James porte un message.

Contexte d'abord.

BLRW se passe dans une Afrique d'il y a plusieurs centaines d'années. Même si les noms sont inédits, plusieurs indices font comprendre que ce n'est pas d'un monde imaginaire qu'il s'agit : des hommes de l'Est qui parlent Prophète et Sultan, des hommes blancs comme le lait, loin au Nord, qui mangent leur Dieu tous les sept jours.

Mais l'Afrique de James est aussi une Afrique rêvée. Une Afrique dans laquelle les mythes seraient réels : les dieux y parlent aux hommes, les monstres – hélas – y font partie de la vie quotidienne, les enchantements y sont communs, sorcières, nécromanciens, et change-forme partagent – pour le meilleur ou le pire – la vie des humains normaux.

C'est aussi une Afrique esclavagiste, un monde où dire que la vie n'a pas de valeur serait faux car une vie a toujours la valeur qu'elle pourrait rapporter sur le marché aux esclaves, sans même parler ici des marchés de sorcières où on achète adultes – ou mieux, bébés – vivants pour en tirer les organes ou les membres qui serviront aux plus puissantes incantations. Une Afrique aussi dans laquelle les enfants anormaux – albinos et autres – sont soumis aux pires traitements qu'exige la superstition.

Une Afrique enfin de royaumes en lutte – d'où la référence éditeur à GoT même si ici c'est du ras du sol que le jeu des trônes est narré. Querelles territoriales et querelles dynastiques provoquent sans cesse guerres et complots, avec leur lot de conscriptions forcées et de morts laissés sans sépulture sur un sol boueux si loin du village d'origine. “When kings fall they fall on top of us.”

Personnages ensuite.

Le héros du roman est Traqueur. Un homme à l'odorat magique capable de traquer une proie jusqu'au bout du monde sans la perdre. Un homme à l'histoire familiale complexe. Un paysan d'un peuple méprisé par les citadins et les puissants. Un homme passionné, colérique, arrogant, plein d'un hubris démesuré, mais fidèle aussi en amitié et habité par une volonté de faire les choses justes même s'il ne sait pas toujours les identifier précisément. Un homme trahi souvent et meurtri tout autant. Un homme enfin à la recherche constante de lui-même et d'une famille à inventer, d'une raison de vivre et d'une raison d'agir, un homme capable d'autant de désir de vengeance que de soif de justice ou encore d'élans sincères de générosité.
Au début, Traqueur est amoureux de Leopard, un change-forme, une relation compliquée et jamais paisible, puis ses relations et ses loyautés évolueront au fil des coups de cœur et des trahisons – réelles ou supposées.

Les premières paroles du Traqueur (qui ouvrent le roman) sont : « The child is dead. There is nothing left to know ». Car le livre commence dans une cellule dans laquelle il est emprisonné, et le long (plus de 600 pages) récit sera celui qu'il fait à l'Inquisiteur qui l'interroge à propos d'une mission dont on ne sait rien au début si ce n'est qu'elle consistait à retrouver un enfant disparu.

Dans cette mission s'embarque – de manière aussi lâche que fluide – un groupe d'aventuriers qu'on viendra à connaître au fil des pages et dont on comprend dès le début qu'ils ont tous leur propre agenda caché. Une certitude que Traqueur acquiert dès l'origine, ce qui expliquera sa méfiance au long cours – d'autant que fait aussi partie du groupe Nyka, un homme qui l'a trahi et voué à une mort qu'il n'évita que par miracle.

Avec Traqueur marcheront donc Léopard et son mignon Fumeli qui porte son arc et ses flèches, Sadogo, un Ogo aussi grand et fort qu'un géant et aussi simple que bon, Sogolon, une sorcière qui se dit trois fois centenaire, Bunshi, une « déesse » des eaux, Nsaka Ne Vampi, une femme guerrière, Nyka, un mercenaire doté d'un pouvoir surprenant, et Bibi, un vétéran de plusieurs guerres. A ce groupe de départ – qui se défera très vite – s'ajouteront plus tard Venin, une fille élevée pour être sacrifiée à un monstre, un buffle courageux et intelligent, et enfin Mussi, un préfet de la garde originaire des terres de l'Est.

Dans cette bande dysfonctionnelle dès l'origine, tout le monde ment sur son identité, son histoire, les raisons de sa présence. C'est la suspicion qui y règne, bien plus qu'une hypothétique confiance. C'est pourtant ce groupe ou ses fragments qui partira – en dépit de risques colossaux – à la recherche de l'enfant disparu, sans même savoir vraiment qui est l'enfant, qui l'a enlevé, qui le recherche, et pourquoi. Ce n'est clairement pas la Communauté de l'Anneau – même si James affirme sa filiation d'avec Tolkien (et qu'un épisode tel que celui de la dispute des trolls permettant à Traqueur de fuir rappelle fortement le maître oxonien).

Ecriture et narration enfin.

BLRW est un roman entre Heroïc fantasy, Dark Fantasy et Sword and Sorcery. Noir, dur, cruel, très cru sur la violence et le sexe. On aura rarement lu aussi cru et aussi graphique. On est ici, dans le fond comme dans la forme, dans une société barbare au sens « noble » du terme, une société pré-monothéiste et pré-chrétienne.
BLRW met en scène des personnages confrontés à des adversités immenses et les plonge dans des situations qui les poussent aux marges de la survie et de la santé mentale.
BLRW les place de superbe manière au sein d'une nature sauvage qui est aussi vivante que l'animisme le permet. Arbres et animaux y sont presque des acteurs du récit. Quant au surnaturel, il est partout, un élément normal de la vie, un danger de plus que côtoient chaque jour les simples humains.
Si on voulait référencer, on pourrait dire de BLRW qu'il est quelque part entre l'Odyssée d'Homère, les récits de Conan, ou les sagas scandinaves. C'est une histoire de voyage, une histoire de quête, une histoire de fureur et de mort, une histoire qui ne finit jamais car lorsque Traqueur rentre chez lui et se crée une « famille » son histoire le rattrape et le renvoie dans l'horreur.

BLRW est aussi un roman qui dit le conflit des rois et le jeu des trônes mais qui le voit par les yeux d'un rien du tout, d'un expendable, d'un mercenaire qui ne participe à de grands événements qu'en raison de son don particulier. Un roman qui dit la folie des puissants, leur insensibilité à tout ce qui n'est pas leur intérêt, un roman qui met en scène la confrontation entre au moins trois folies distinctes et divergentes qui ballottent autant les royaumes qu'elles déchirent le petit groupe de mercenaires dont Traqueur est partie.

BLRW est encore un roman qui montre les horreurs d'un esclavage ancestral sans oublier que s'il existe c'est que beaucoup en profitent, la grande ouverture sexuelle de certains peuples africains mais pas de tous, les effets délétères du patriarcat qui ne fait pas pour autant que les femmes sont des saintes ou des sages, les difficultés à sortir de la loi d'airain de l'oligarchie. C'est donc un roman  – immense qualité – qui pose des problèmes mais ne donne pas de réponse manichéenne ; on le voit encore pour ce qui est des régimes politiques qui ne sortent pas de la loi d'airain de l'oligarchie même quand ils tentent de le faire, de la voix des dieux qui est une légitimation facile mais indispensable, ou des tentatives avortées pour instaurer un proto « Etat de droit ». Et que dire de Traqueur qui aide vraiment les femmes mais s'en méfie et les rend responsable de tous (s)les maux ?

BLRW est un témoignage, celui de Traqueur. Il raconte. Le style est donc oral avec tout ce que ça comporte de répétition, de phrases très longues (jusqu'à plusieurs pages), d’interruptions digressives, de style direct sans guillemets, etc. C'est hypnotisant comme une récitation litanique.
Et parce que c'est un histoire racontée autant pour les personnages que pour le lecteur, les explications – grandes comme triviales – arriveront au fil de récit enchâssés, de moments où un personnage explique à un autre ou le Traqueur à l'Inquisiteur. Les secrets, les motivations, les haines, les trahisons arrivent au fil des narrations, porteuses donc de la connaissance et de la perception de celui qui narre. En cela, les narrateurs – et surtout le métanarrateur Traqueur – sont non fiables, lourds de représentations (hello, Nietzsche) et d'angles morts ; ce qui justifie que les deux tomes à venir raconteront les mêmes événements sous deux autres angles de vision.

BLRW est donc une histoire orale, comme pourrait la raconter un de ces griots qui sont importants dans le récit, avec ce qu'elle comporte d'interprétation et de volonté même de donner un certain éclairage plutôt qu'un autre. C'est pour cela que tuer les griots, c'est tuer une certaine vision de la vérité. C'est aussi pour cela que le passage à l'écrit est indispensable, comme le montre un épisode du roman. Pour que l'Histoire survive à la mort de ceux qui la détiennent et pour avoir une Histoire qui soit opposable à celle des autres. C'est une des tragédies de l'Afrique de n'avoir que trop peu d'Histoire écrite, ce qui laissa longtemps penser qu'elle n'en avait pas. Que James est subtil ici de ne pas asséner mais de laisser comprendre.

J'aurais encore énormément de choses à dire (j'ai surligné un nombre hallucinant de passages que, comme d'habitude, je n'utilise pas) mais je ne veux abuser ni de ta patience ni de ton temps, lecteur, aussi je te laisse ici avec cette injonction impérative : si tu lis l'anglais, lis BLRW, et si tu ne le lis pas, attends 2020, il arrive chez Albin Michel - Terres d'Amérique (et bon courage aux lecteurs de blanche qui l'achèteront).
Rempli jusqu'à la gueule de lieux extraordinaires, de personnages incroyables, de situations aussi périlleuses que choquantes, BLRW est un choc. BLRW est énorme. BLRW est un chef d’œuvre, un roman écrit par un Jamaïcain qui plonge aux racines de l'africanité là où tant d'auteurs afrofuturistes se contentent d’envoyer les Africains dans les étoiles comme si un avenir pouvait remplacer un passé.

Black Leopard, Red Wolf, Marlon James

Commentaires

Apophis a dit…
Il a été acheté par Albin Michel, mais pas par AMI, par un autre département éditorial (Terres d'Amérique).
Gromovar a dit…
Ben oui, vu ça d'où correction.
lutin82 a dit…
rhooo dans ma PAL depuis lundi, mais je vais sans doute attendre sa parution en VF du coup. Toi aussi tu l'avais donc repéré, je suis heureuse qu'il tienne ses promesses car il me botte vraiment.
Gromovar a dit…
Pourquoi attendre ?
Olivier Le Gal a dit…
Wow prometteur, barbare à souhait comme ma dernière série ou Conan. Je vais patienter pour la VF afin de ne pas en manquer un mot.
Gromovar a dit…
Quand elle sort, il faut se ruer dessus.
River Jengu a dit…
Bonsoir
La sorcière se prénomme plutôt Sogolon au lieu de Sadogon (elle a probablement été nommée après la mère du héros Soundiata Keita)
Gromovar a dit…
Ah, en effet, faute de frappe, j'ai corrigé. Merci.