La trilogie
Orthogonal est constituée des romans
The Clockwork Rocket,
The Eternal Flame, et
The Arrows of Time. C'est une œuvre ambitieuse et exigeante, sûrement l'apex de tout ce qu'a écrit cet auteur
(le stupéfiant Diaspora compris). Mais ici, à l'instar
d'Isolation, et au contraire de
Dichronauts, les hauteurs conceptuelles d'Egan ne sont pas inaccessibles et elles sont au cœur de la possibilité même du récit.
Entrer dans
Orthogonal, c'est entrer dans un univers à physique riemannienne et non pythagoricienne. Cette différence dans la géométrie de l'espace-temps a quantité de conséquences parmi lesquelles : un univers dans lequel la vitesse de la lumière n'est pas constante mais dépend de la longueur d'onde, la bleue étant la plus rapide ; des voyages subjectivement plus longs pour les voyageurs que pour l'univers dans lequel ils se meuvent
(à condition de les envoyer sur une trajectoire orthogonale à l'axe du temps à une vitesse proche de celle de la lumière bleue), alors que c'est précisément le contraire dans le nôtre
(cf. Paradoxe des jumeaux ou nécessaire calibrage relativiste des GPS, et en SF c'est le cœur de Tau Zero ou le déficit-temps d'Hyperion) ; une création de lumière génératrice d'énergie entraînant donc des lois chimiques différentes des nôtres, et parfois, hélas, des conséquences explosives, y compris pour les êtres sentients qui peuplent le monde du roman.
Stoppons là, le reste est à découvrir dans le roman, au même rythme que les héros du récit, au fil de leurs hypothèses et de leurs expériences, c'est l'une des grandes forces du texte.
Lire
Orthogonal, c'est aussi explorer une planète singulière, ploutocratie agraire décentralisée et conservatrice peuplée par une communauté d'individus non humains aux connaissances scientifiques globalement plus limitées que les nôtres
(l’électricité par exemple leur est inconnue ce qui contrarie nombre d'innovations techniques). Ces natifs sont physiquement aussi éloignés de nous qu'on puisse l'imaginer. Métamorphes, ils adaptent leur corps – sous contrainte de conservation de la masse – aux nécessités de leurs actes ; poussée à l'extrême, cette faculté leur permet même d'écrire sur les propres corps en y générant des ciselures de texte. Enfin, leur mode de reproduction – que je ne développerai pas ici pour ne pas spolier – nous est foncièrement étranger même s'il n'est pas inédit dans la nature.
L'héroïne du roman – car il en faut bien une, si inhumaine soit-elle – se nomme Yalda. Dans un monde où chacun se voir attribuer à la naissance un alter ego de l'autre sexe – partenaire de vie et garant de la descendance à venir –, Yalda est, par accident, une « solo ». Elle y a gagné une indépendance d'esprit née de sa singularité, une plus grande liberté quant à ses choix de vie futurs, mais doit payer chaque jour ces avantages d'une forme évidente de discrimination.
Délaissant la ferme paternelle, Yalda part étudier à l'université. Elle y fait de brillantes études d'optique, jusqu'à remettre en cause certaines théories bien établies. Elle est la première à comprendre aussi que les « météorites » de plus en plus nombreux qui traversent le ciel sont les annonciateurs d'une catastrophe future susceptible de détruire la planète entière. Que faire pour convaincre de l'imminence du désastre ? Et, ceci fait, comment répondre à une telle crise quand le niveau technico-scientifique est insuffisant et le temps désespérément court ?
Yalda et l'un de ses proches, fortuné, vont mettre au point un plan fou, délirant même. Envoyer dans l'espace, sur une trajectoire orthogonale à l'axe du temps, un engin spatial habité, une arche générationnelle dont la seule mission sera de décrire un long aller-retour du sol vers le sol. Profitant des particularités physiques de l'univers, un groupe de scientifiques devra quitter son monde, se préparer à vivre et mourir dans l'espace, à mettre son temps à profit pour faire progresser les connaissances scientifiques puis à former la génération suivante, qui aura la même mission.
Entropie aidant, le voyage ne pourra pas durer éternellement – d'ailleurs qui le voudrait – mais il devra être assez long pour qu'une solution soit trouvée à la menace qui pèse sur la planète d'origine, solution que les descendants des pionniers doivent ramener in extremis avec eux afin de sauver le monde de la destruction annoncée.
La trilogie
Orthogonal, c'est l'histoire de Yalda et de tous ceux et celles qui la suivront. C'est la découverte des lois physiques permettant de caractériser la menace, c'est la mise au point d'un plan fou consistant à faire décoller une montagne entière à l'aide d'un moteur improbable
(sauf dans cet univers), puis c'est des générations de voyage en milieu clos avec tout ce que cela implique.
Comment organiser la vie sociale d'individus nés dans l’espace et destinés à y mourir, porteurs d'une mission qu'ils n'ont pas choisie et dont ils ne verront pas la fin ? Comment assurer une gouvernance soutenable ? Comment lutter contre les inévitables déviances dans un monde aux ressources humaines limitées ? Même une communauté de savants connaissant l'égalité matérielle et dédiés, leur vie durant, à faire progresser le stock de connaissances peut avoir des coups de mou, surtout à force de parcourir, sans jamais l'avoir choisi, les couloirs aveugles d'un tombeau volant sur les murs desquels on peut lire : « Que vos ancêtres soient fiers de vous » et « Que vos descendants soient fiers de vous ».
Hormis les derniers – ceux qui reviendront – tous sont sacrifiés au bien d'autrui, mais de tous ces damnés, seuls les premiers ont choisi de l'être.
D'autant que deux problèmes concrets pèsent chaque jour plus lourdement sur les voyageurs: un stock de carburant trop limité pour la totalité du voyage et une production de nourriture insuffisante qui oblige les femelles à s'affamer pour induire des stérilités de sous-alimentation. Des choses devront changer si l'arche doit survivre, mais changer l’ordonnancement immémorial des sexes c'est se heurter aux conservateurs, jusqu'à la violence physique. Et les générations continuent de se succéder, jusqu’au moment du retournement annonciateur de la phase de retour.
Obstacles, changements, entropie, ont conduit à une double scission qui ne fait que d'approfondir : d'une part entre un gouvernement et des gouvernés de plus en plus éloignés, d'autre part entre deux factions violemment concurrentes, celle qui veut accomplir la mission et celle qui estime ne rien devoir aux ancêtres. La mise au point d'une technologie prédictive de l’avenir et/ou autoréalisatrice ne fera qu’aggraver la confusion, inciter à plus de contrôle et de paranoïa, et plonger dans le chaos une société devenue bien fragile.
Orthogonal est un cycle magnifique. Un hymne à la liberté, au progressisme, au devoir, à la méthode scientifique surtout dont les heurts et malheurs sont longuement exposés et servent toujours à l'avancée du récit. On y croise des personnages riches et profonds, nobles ou lâches, des amoureux du savoir forcés de vivre dans un monde dangereux et invivable qui luttent sans cesse pour concilier l'inconciliable : survivre, repousser toujours plus loin la frontière technologique, remplir leur devoir de secours envers leurs lointains et inconnus ancêtres. Un monument de la SF et un cri d’amour à la science et à ses méthodes.
Orthogonal (trilogie), Greg Egan
Commentaires
"le stupéfiant Diaspora": en voilà un qui sera traduit par contre !
Et oui, Diaspora arrive.