La Cité des Lames - Robert Jackson Bennett

Sortie du tome 2 de la trilogie des Cités de Robert Jackson Bennett. Après le très plaisant Cité des Marches , voici qu’arrive La Cité des Lames . Tu sais, lecteur, que je n’aime guère chroniquer des tomes n car la description du monde a déjà été faite par mes soins dans la chronique du premier volume. Je vais donc faire ici une sorte d’inventaire de ce qui est proche et de ce qui diffère, en pointant le fait que, de même que le  premier volume pouvait se lire seul, celui-ci le peut aussi, les événements du premier formant un background qui est correctement expliqué dans le deuxième, y compris pour d’éventuels lecteurs qui auraient commencé par celui-ci. J’espère que c’est assez clair;) Voilà, lecteur, tu sais tout, suis le guide ! La Cité des Lames se passe quelques années après les événements narrés dans son prédécesseur. Le pouvoir à Saypur a pris un virage à l'opposé de la politique colonialiste revancharde qui était la sienne depuis le Cillement qui a mis fin au Divin. Shara,

Sheriff of Babylon - King - Gerads


Février 2004. Bagdad, Irak.
La seconde guerre du Golfe voulu par George Bush Jr est finie. La doctrine Shock and Awe mise en œuvre par l'armée US a permis une victoire rapide sur l'Irak, la chute du régime, et l'occupation subséquente du pays. A la dictature de Saddam Hussein et d'un parti Baas qu'il avait mis à sa botte par la terreur et l'épuration succède une situation qui deviendra de plus en plus chaotique avec le temps, en raison des choix politiques désastreux effectués tout au long de l'occupation par les forces américaines – la queue de la traîne étant la formation de Daesh et son expansion régionale (mais en 2004 il n'en est pas encore question, l'ennemi principal est encore Al Qaïda).

Ali al Fahar, une recrue de la nouvelle police irakienne en cours de formation par les Américains, est retrouvé assassiné dans une rue de Bagdad, juste à côté de l'ensemble architectural délirant des Mains de la Victoire. Ce meurtre est le point de départ d'un maelstrom qui va bouleverser de nombreuses vies et illustrer les ambiguïtés et atrocités des années post-Saddam.

Les vies touchées, à la fois singulières et génériques dans ce qu'elles disent de l'occupation, sont celles de Chris, un formateur de la police venu en Irak chercher une impossible rédemption, de Nasser, un ex-policier chiite de Saddam qui fut à la fois un vrai flic respecté et un exécuteur occasionnel des basses œuvres, et de Sofia, une sunnite de la haute société élevée aux USA après l’assassinat de sa famille par les séides de Saddam et revenue en Irak pour participer à l'Autorité provisoire de la coalition.

Alors que cette mort n'intéresse pas grand monde – le début de l'album le montre clairement – Chris décide d'enquêter pour rendre justice à Ali en dévoilant les tenants et aboutissants de son meurtre. Ce faisant, il va découvrir les dessous peu ragoutants de l'occupation américaine, pénétrer plus profondément que depuis son arrivée dans le chaos politique irakien, et provoquer (ou plutôt aggraver) involontairement la malheur d'une famille irakienne, malheur symptomatique de la situation de ces années noires – l'enfer est, hélas, pavé de bonnes intentions.

Tom King, le scénariste, a travaillé pour la CIA – depuis Langley et sur le terrain. Sa connaissance intime de la réalité irakienne visible de l'époque et aussi des dessous plus discrets de celle-ci lui a permis d'écrire un scénario de très grande qualité. Essayant de ne pas juger ce qu'il décrit, King laisse le lecteur tirer lui-même les conclusions évidentes de ce qu'il voit ; ça n'est guère difficile.

King montre la dualité d'une situation dans laquelle la chute d'un dictateur honni est suivie par une occupation très vite devenue amorale et un chaos politique au sein duquel chiites, sunnites, et kurdes tentent à la fois de tirer de solder d'anciens torts et de capter la plus grande part possible de pouvoir – un chaos politique, donc, résolument communautaire et confessionnel, conséquence directe de la structure institutionnelle irakienne héritée de la Grande Guerre et des manœuvres politiques de Saddam, un chaos entretenu par la gouvernance désastreuse de l'occupant US. A se demander si le remède ne fut pas pire que le mal.

Il montre l’ambiguïté de personnages qui ont tous des peurs, des désirs, des dettes à solder, et des agendas cachés. Qui ont tous de bonnes raisons dissimulant de mauvaises raisons dissimulant de bonnes raisons. Qui cherchent tous à survivre en un lieu où la vie ne vaut plus rien (peut-être moins encore que du temps de la dictature).

Il montre la cruauté des sanctions économiques précédant la guerre et de leurs effets délétères sur la population.

Il montre l'amoralité de troupes qui préfèrent toujours la sécurité à la raison, habitées par une tension et une peur qui conduisent toujours à préférer la mort de dix Irakiens – fussent-ils innocents – au risque de perdre un seul homme. Qui conduisent aussi aux interrogatoires illégaux, aux tortures, aux opérations tordues pratiquées à grande échelle à la fois par les rationnelles agences de renseignements et par certains soldats devenus hors de contrôle sur un terrain où plus grand chose n'est contrôlé et où le sentiment de supériorité morale domine. Abou Ghraib n'était pas loin.

King, et son dessinateur Mitch Gerads qui met superbement en image, font pénétrer le lecteur dans la réalité impitoyable et sordide d'un Irak occupé et déliquescent dans lequel, sur les ruines de baasisme, commencent à frétiller les groupes jihadistes. Ils livrent un récit fort, dur, émouvant, nerveux. Car ils l'ancrent dans des vies, détruites, soufflées, broyées, par des événements qui les dépassent et sur lesquels elles n'ont que peu de prise. Car chaque moment de grâce ou de paix y est immédiatement suivi d'un surgissement d'horreur. En 2004, la tempête du désert n'avait pas fini de souffler sur l'Irak ; elle n'a toujours pas fini aujourd'hui.

Sheriff of Babylon, King, Gerads


Note : Dans L'âme des horloges, David Mitchell décrivait ainsi l'intrication irakienne.


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