Mu Ming : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY MU MING en compagnie de son traducteur GWENNAEL GAFFRIC

Blackfish City - Sam J. Miller - Tullyfree


Voilà qu'est sorti "Blackfish City" – qui faillit s'appeler The Breaks – et que je l'apprends seulement aujourd'hui !
Alors, allons-y !
"Blackfish City" – un hommage à Brynden Tully peut-être – est le premier roman adulte de Sam J. Miller. Et mis à part un regrettable artifice narratif, c'est un premier jet dont il n'a pas à rougir.

22ème siècle. Le monde ne ressemble plus guère à celui que nous connaissons. Il en est en revanche, hélas, un prolongement crédible.
Le temps de craindre l'effondrement est passé, celui-ci est maintenant engagé, avec son lot de malheurs et de dévastations. Le bouleversement climatique a noyé une bonne partie des zones côtières, amenant, comme prévisible, exil, migrations, réfugiés, camps, guerres, violence et mort ; quand il sent sa vie menacé, l'humain est prompt à chercher des boucs émissaires ou à lorgner sur l'espace vital du voisin.
Dans ce qu'on n'appelle plus que le Monde Englouti, beaucoup de nos Etats, trop faibles pour résister aux épreuves sans précédent qu'ils eurent à affronter, se sont effondrés. Même et surtout les puissants USA qui n'ont pas survécu à la perte de New York ; pour eux ce fut la cerise sur le gâteau qui enclencha la catastrophe finale.

Au large de terres en déliquescence, de nombreuses cités lacustres ont vu le jour. Derniers refuges du sauve qui peut, elles abritent des centaines de milliers de personnes, dans un confort qu'on dira précaire pour le plus grand nombre et très satisfaisant pour la minorité dominante.
C'est sur Qaanaaq, l'une de ces immenses plateformes surpeuplées, qu'arrive un jour par bateau une femme étrange à l'allure de guerrière, accompagnée d'un ours polaire et suivie en mer par une orque (et oui). On dit qu'elle serait l'une de ces nanobondés liés avec des animaux et dont nul ne sait s'ils existèrent vraiment ; silencieuse, la femme ne lève pas le mystère.
Qui est-elle ? Que cherche-telle à Qaanaaq ? Ou qui ?

"Blackfish City" est un roman dur dans le fond et foisonnant dans la forme.

Grâce à un world building de très grande qualité, Miller immerge le lecteur dans une cité qui ferait passer le Los Angeles de Blade Runner pour la cité des anges qu'elle n'est plus depuis longtemps. Dense, humide, froide, surpeuplée, Qaanaaq tire l’énergie qui lui permet de survivre de la domestication d'une cheminée géothermale. Au-dessus des eaux, sur les grilles, dans des appartements somptueux ou d'immondes sweatshops, vivent des générations successives d'arrivants, chacune forcée de se faire une place dans un lieu qui en manque, chacune plus mal accueillie que la précédente.

Qaanaaq est aussi un rêve libéral réalisé en mer. Ni Etat ni politique dans la cité. Des actionnaires et des propriétaires invisibles et tout-puissants. Des Etats sponsors qui regardent d'un œil lointain et n'interviennent pas. Des sociétés privées qui assurent sous licence les services publics de base. Des organisations criminelles qui vivent en commensales et que nul n'ennuie si elles ne débordent pas de leur domaine. Une population – des fondateurs privilégiés aux arrivés récents – qui s'entasse sur une surface trop petite, s'organise en communautés souvent antagonistes, observe avec effroi et bien peu de générosité l'arrivé d'éventuels nouveaux réfugiés, plus tardifs et moins chanceux.
Les huit bras qui entourent l'axe central de la plateforme et son immense hôpital psychiatrique constituent autant de quartiers – du très riche bras 1 au Sud au si pauvre bras 8 au Nord – habités d'une vie grouillante et frénétique et administrés par des élus qui gèrent le quotidien, sous la supervision stricte des algorithmes qui font fonctionner la cité. Ironiquement, à Qaanaaq, le gouvernement des hommes a cédé la place à l'administration des choses.

Miller fait vivre ces quartiers. On y voit du mouvement, des marchands, des coursiers. On y sent toutes les odeurs du monde. On y entend une cacophonie constante de langues et de machines. Qaanaaq, c'est le monde en miniature. Aussi dynamique, et aussi laid, avec ses communautés vociférantes, ses inégalités criantes, ses secrets politiques, sa violence sous-jacente, ses individualités en quête de réussite ou d'espoir. Sa maladie mortelle sexuellement transmissible aussi. Sans oublier son libelle occulte – City without a Map – dont nul ne sait qui le rédige ni dans quel but.

Arpentant Qaanaaq, le lecteur suit les destins de plusieurs personnages aussi finement décrits que la ville elle-même.
Ankit, l'ancienne orpheline, l'administratrice civile compatissante qui s'est découvert sur la tard une famille. Kaev, son frère, le lutteur idiot payé pour perdre ses combats en faisant briller de jeunes espoirs. Fill, le jeune dandy richissime et malade qui paie pour les fautes de ses ancêtres. Soq, le coursier pansexuel clandestin qui rêve de s'élever dans l’organisation criminelle de Go, l'une des femmes les plus puissantes de l'underworld de Qaanaaq. Et la mystérieuse femme à l'ours, sans oublier les seconds rôles aux apparitions plus discrètes, ni les fantômes de tous les groupes victimes de génocide sous les coups d'excités communautaristes excités par des politiques et des oligarques qui dirigent la colère des pauvres vers les très pauvres pour éviter qu'elle ne se tourne vers eux.
Tout ces personnages, liés bien plus qu'ils ne le savent au début, évoluent sur des trajectoires de collision qui les amèneront à se rencontrer jusqu'à atteindre une masse critique qui changera et leur vie et la ville.

Premier roman, "Blackfish City" n'est pas parfait. Un ou deux fils sont un peu lâches – peut-être la volonté de vouloir trop en dire dans un roman qui veut synthétiser le monde – , et surtout la narration repose à un moment sur une de ces grosses coïncidences dont on sait que j'ai absolument horreur.

Et pourtant – c'est exceptionnel – ça n'a pas suffit à me détourner du roman. En effet, "Blackfish City" vaut par le mystère qu'il entretient autant que par les interactions de ses personnages, sans oublier la visite en profondeur d'une ville vibrante de vie.
Ajoutons à ces qualités l’actualité du propos, entre réchauffement, abaissement du politique, désintégration des Etats westphaliens, ploutocratie inégalitaire, primauté de la gestion par algorithmes, communautarisme et violence intercommunautaire fomentée, nécessité d'une révolution qui ne soit pas qu'un changement d'élite.

Plus souvent contemplatif que dynamique – la plupart des scènes d'action se passent en off – "Blackfish City" montre la lente maturation d'un changement qui vient et qui affectera autant les individus que les groupes. Il raconte la réparation de vieux torts et l'espoir – un peu vain – de nouveaux équilibres.
"Blackfish City" est le récit d'une maladie qui n'en est pas une et d'une révolution qui faillit ne pas être. C'est un roman qui en dit long sur la capacité imaginative de son auteur.

Blackfish City, Sam J. Miller

Commentaires

GILLES DUMAY a dit…
Ce roman coup-de-coeur (en ce qui me concerne) paraîtra au premier trimestre 2019 chez Albin Michel Imaginaire. C'est Anne-Sylvie Hommasel qui s'est chargée de la traduction française.
Gromovar a dit…
A noter sur vos tablettes, VF guys.
Lune a dit…
Bien noté pour ma part !