Mirror Bay - Catriona Ward VF

Sortie de Mirror Bay , la version française de l'excellent Looking Glass Sound de Catriona Ward. C'est encore une fois magistral, tortueux, émouvant et rempli de faux-semblants  (il faut en profiter, ce n'est plus le cas dans le décevant Sundial pas encore sorti en VF) . Ne passe pas à côté, lecteur.

The island will sink - Briohny Doyle - Déni et fuite


"The island will sink" est le premier roman de Briohny Doyle, à la fois œuvre de cli-fi inquiétante et tentative plutôt réussie d'imaginer une forme narrative adaptée à nos temps de déficit d'attention auto-induit.

Futur hélas pas si lointain. Après ce 2016 qu'on en viendra à regretter, l'Histoire a continué de se traîner entre Seconde Frappe Saoudienne, Guerres de l'Eau, Crise de l'Energie, réchauffement, extinctions de masse, et élévation du niveau des mers.
On me dira que, dans la production récente, ça commence à faire rengaine. Pas faux. Il fallait donc innover. Dans la narration, l'histoire, les manifestations. C'est ce qu'a tenté de faire Doyle. Avec un succès certain.

Max Galleon est la star du cinéma immersif, un type de spectacle qui immerge le spectateur dans une expérience qui implique tous ses sens. Fan absolu de la fin de La tour infernale, il s'est logiquement spécialisé dans les films de catastrophe naturelle, cherchant non la réflexion ou l'analyse mais le pur plaisir de la sensation. Vivre vraiment le désastre, de l’intérieur, et y survivre, c'est ce que proposent les films de Max. Spectateur sans conscience morale du monde, Max l'est aussi de sa propre vie. Ses relations avec sa femme et ses deux enfants sont, au mieux, détachées. Et, pire encore, Max, amnésique chronique, dépend totalement d'une mémoire externalisée – l'Archive – qu'il peut effacer ou éditer à sa guise, et qui l'enferme dans un éternel présent dans lequel rien n'a grand sens ni grande importance. Max vogue comme un fétu de paille dans une vie et un monde qui lui sont étrangers car, mémoriellement discontinu, il est une absence d'essence dépourvue d'existence. Max est en cela l'humanité post-moderne à lui tout seul.

Près de Max, vivent :

Ellie, sa femme, distante et lisse, entre femme de Winston Smith et Stepford Wife (« Do you want to have sex ? she says, just like that – as she always has, as though asking me if I like salt on my soybeans, a benign indulgence » semble une version dépolitisée du « notre devoir envers le parti » de 1984).

Jonas, son fils, qui fuit par le virtuel un monde dont la complexité entraîne chez lui le développement d'un scepticisme radical qui confine au nihilisme.

Lilly, sa fille, qui s'implique à corps perdu dans la sauvegarde de la planète, quel que puisse être l'impact véritable de ses gestes, et présente le profil inquiétant des enfants totalitaires de 1984 (encore).

Jean, son seul vrai ami, qui refuse le virtuel et veut vivre les expériences réelles que le monde dans lequel il vit lui refuse trop souvent.

Stéphanie, sa secrétaire, aussi générique et interchangeable que les innombrables algorithmes qui, tout au long de la journée, adaptent le monde matériel aux goûts et aux habitudes de Max, surveillant son état physique et ses états d'âme, notant ses préférences, conseillant parfois avec vigueur des comportements. Car le monde de Max est celui des privilégiés de l'effondrement, loin des bidonvilles ou des communautés sectaires, un monde dans lequel on croit qu'il est encore possible d'intervenir pour empêcher l'extinction, à coups d'eau recyclée, de requalification urbaine, ou de voitures autonomes socialisées, un monde dans lequel les maisons sont des bunkers potentiels capables de résister à « 5000 types de périls différents ». Tous ne vivent pas dans ce monde-là, tous ne peuvent pas s'extraire des contingences, et quoi qu'il en soit, même pour les plus favorisés, s'enterrer n'est pas possible indéfiniment. La fin le démontrera.

Enfin, il y a Tom, le frère de Max, plongé dans le coma depuis des années et duquel Max espère tirer un passé qui lui échappe. Tom qui est aussi impuissant que les éveillés mais qui, au moins, minimise involontairement son empreinte écologique.

Tous vivent, côte à côte et pas ensemble, dans un monde qui a fait de la submersion prévue des îles Pitcairn le signe de l'inéluctable. Un monde qui supervise, s'inquiète, mais se rassure aussi à bon compte. Max, lui, ne s'inquiète même pas. Et la seule histoire un peu vraie qu'il vivra, il l'effacera par simplicité.

Pour "The island will sink", Doyle use à juste titre d'une narration parfois aussi déroutante que le monde qu'elle raconte. Alternant longues descriptions, phases introspectives, et dialogues si peu interrompus qu'ils lorgnent vers la genre théâtral, Doyle plonge le lecteur dans une réalité où le présent semble être le seul moment connaissable et signifiant, où les relations humaines n'existent que médiatisées par la technologie, où la frontière entre l'expérience réelle et le spectacle virtuel est de plus en plus ténue.

Le monde de Doyle, c'est le nôtre qui aurait poussé au bout les injonctions aussi stériles qu'infantilisantes sur l'environnement, la santé, le confort aussi. Un monde qui rêverait en vain d'avoir enfin réalisé cette croissance verte qui doit réaliser la quadrature du cercle consistant à nous sauver tout en préservant notre mode de vie. Un monde où chacun vit sans cesse deux vies en parallèle, l'une là où il est physiquement, et l'autre dans la « petite société à son usage » qu'il « s'est créé ». Un monde de symboles stériles où le spectacle a remplacé l'action, et où l'empathie et la compassion tiennent lieu d'engagement. Un monde, de toute façon, où il n'y a plus rien à faire pour réparer des choses trop endommagées, et où la seule possibilité est de nettoyer les dégâts après chaque désastre, ces seuls moments qui secouent un peu l'apathie.

On trouve dans ce roman des réminiscences du De Lillo de Bruits de fond comme du Coupland de Génération X. On pense aussi à 1984 (pour l'idéologie totalisante) ou au Meilleur des Mondes (pour la bulle de confort technologique dans laquelle vivent Max et les siens). On sent fortement l'influence du On the Beach de Shute, sans le côté gnangnan de celui-ci. Par moments même, on a l'impression d'être chez Wilde quand Basil Hallward décrit Dorian Gray ou que celui-ci décrit Sybil Vane. Sans oublier les dystopies autocentrées de Ballard.
Doyle, y apportant sa touche personnelle, en fait un mix intéressant qui étonne, dérange, intrigue, et place le lecteur aux premières loges du renoncement et de l'aveuglement humains.

The island will sink, Briohny Doyle

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