La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Utopiales 2016 : Interview de Paolo Bacigalupi


Paolo Bacigalupi et moi c'est un peu une vieille histoire d'amour - bon, honnêtement, c'est plutôt platonique.
A lire beaucoup un auteur - disons The windup girl, Pump Six, The Alchemist, The water knife, City of Ash, Mika Model - on a l'impression, sûrement justifiée, qu'on commence à se faire une idée de ce qu'il a dans la tête.
Mais si l'exégèse a du bon, il est encore meilleur de retourner à la source, d'écouter les paroles de celui qui écrit. Les Utopiales m'ont donné l’occasion cette année de converser (trop brièvement) avec Paolo, un homme souriant, ouvert, chaleureux, littéralement aimable.
Je vous livre ici cet entretien, qui porte en grande partie sur son nouveau roman Water Knife.

Bonjour Paolo, et merci pour ton temps.

Tu as gagné un grand nombre de Prix avec ton premier roman La fille automate. Qu’est ce que cela fait d’être autant récompensé pour son baptême du feu ?


C’est très surprenant. C’est irréel, ça semble être un rêve. Ca parait impossible. Gagner le Hugo et le Nebula, ces Prix gagnés par les livres d’autres personnes telles que Ursula Le Guin, Orson Scott Card, William Gibson, etc. Ces livres que j’ai lu en grandissant. Honnêtement j’ai eu le sentiment d’être indigne de telles récompenses. Comment pouvais-je me tenir à côté de gens qui m’ont inspiré et m’ont poussé à devenir un meilleur écrivain ? Ca ne paraissait pas juste. Alors j’étais très honoré et je me sentais aussi un peu comme un imposteur. Mais de voir autant de gens aimer le livre, le comprendre, être excité par lui, c’était un vrai cadeau, c’était énorme.


 Ton travail est centré sur les questions environnementales. Pourquoi ce centre d’intérêt plutôt qu’un autre ?

Honnêtement, je pense que c’est le fruit d’un accident. J’ai grandi parmi des hippies dans un environnement très rural au Colorado. J'aimais écrire. Et, au moment où j’ai commencé à vraiment peaufiner mon style, à apprendre comment être un écrivain, je travaillais pour High Country News, un journal environnemental. Alors, mon travail pour High Country News et mon hobby - écrire des nouvelles - se sont chevauchés. Avant ça, j’avais écrit quatre romans dont aucun n’avait été publié et aucun des quatre n’avait une telle coloration environnementale. Je continuais à travailler et améliorer mon style d’écriture, et, parallèlement, parce que j’écrivais pour High Country News, j’étais baigné en permanence dans des informations détaillées sur l’environnement, sur les mines (à ciel ouvert ou autre), la pollution des rivières par les rejets miniers, le fracking, les phénomènes d’extinction de la vie sauvage, le réchauffement climatique, etc. Les journalistes avec lesquels je discutais ou buvais des verres me racontaient des quantités d’histoires sur ces phénomènes, ils me décrivaient des situations concrètes, et tout à coup j’ai réalisé que je pouvais prendre ce qu’ils me racontaient et, dans un optique SF, essayer d’imaginer ce qui se passerait si tout ce qui était en train de se produire se poursuivait pendant des années. Je leur demandais plus ou moins implicitement : « Voici à quoi le monde ressemble aujourd’hui, si ce que tu racontes s’aggrave, où cela nous mènera-t-il ? ». C’était donc un lieu idéal pour commencer à travailler. Ca collait avec mes valeurs, avec mes centres d’intérêts, c’était des sujets compliqués donc c’était intéressant de les utiliser pour écrire de la fiction. De plus, peu de gens écrivaient en SF sur ces sujets précis, il y avait donc un vaste terrain à débroussailler.


 L’an dernier, tu as sorti l’excellent et glaçant Water Knife. Peux-tu nous résumer l’histoire en quelques mots ?

Water Knife est une histoire sur le changement climatique, la sécheresse, et la raréfaction de l’eau dans un futur proche. C’est l’histoire de trois personnages qui essaient de survivre dans ce futur difficile. Le gros de l’action se passe dans la ville de Phoenix (Arizona), une ville qui n’a pas planifié, qui ne s’est pas demandé d’où venait l’eau qu’elle consommait, et qui se retrouve confrontée pour l'usage de cette ressource à la ville de Las Vegas. Ces deux cités, et tous les Etats du SE des USA, dépendent de la rivière Colorado. C’est une histoire sur la rivière, sur qui a accès à la rivière, sur qui la contrôle.
Concrètement, c’est l’histoire de trois personnes qui essaient de survivre dans ce monde fracturé. Il y a le coupeur d’eau, Angel, qui « coupe » l’eau pour Las Vegas. Il va à Phoenix à la recherche de droits sur l’eau, pour assurer que Vegas aura toujours l’eau dont elle a besoin. Il y a Lucy Monroe, une journaliste. Elle a des informations explosives concernant les droits sur l’eau qu’Angel cherche. Tous deux se trouvent donc sur des trajectoires conflictuelles. Et puis il y a Maria, une réfugiée climatique qui a fui son Texas natal, déjà asséché. Elle s’est retrouvée coincée à Phoenix, alors qu’elle veut aller vers le Nord. Tous ces personnages vont interagir, et leurs dures histoires respectives donneront accès à l’image plus large d’un monde en cours de fragmentation.


 Les droits sur l’eau sont étranges pour les Français. Peux-tu expliquer en quelques mots de quoi il s’agit ?

Les droits sur l’eau n’existent que dans l’Ouest des USA, dans les zones très arides qu’on y trouve, constituées en bonne partie de déserts. Les droits sur l’eau stipulent que la première personne qui découvre l’eau ou revendique l’eau a un droit perpétuel sur celle-ci. Les suivants, s’ils veulent utiliser l’eau, doivent acheter les droits ou prouver qu’il y a plus d’eau disponible que ce qui a été originellement attribué.
La règle est : Premier arrivé, premier servi. La personne qui a obtenu les premiers droits possède ce qu’on appelle des droits seniors : cela signifie que si j’ai des droits seniors correspondant à 100 parts d’eau sur la rivière et que le débit de la rivière tombe en-dessous de 100 parts, ceux (arrivés après) qui n’ont que des droits juniors n’auront plus droit à aucune part de l’eau. C’est une échelle imbriquée hiérarchiquement. Seuls les premiers gagnent, ceux qui ont les droits seniors. C’est vrai aussi entre les Etats, la Californie a des droits très seniors car elle a été fondée il y a très longtemps et elle a donc de grands droits sur les eaux du Colorado ; à l’inverse Phoenix est bien plus récente, elle n’a donc que des droits très juniors.

Et entre les USA et le Mexique, comment cela fonctionne-t-il ?

Il y a un traité entre les USA et le Mexique qui réserve une part de l’eau du Colorado au Mexique. Dans les faits, le Mexique reçoit souvent bien moins que sa part.


 Avec la sécheresse en cours, y a-t-il des tensions entre les USA et le Mexique ?

Il y a TOUJOURS des tensions à propos du Colorado, entre les USA et le Mexique, entre la Californie et l’Arizona, entre les Etats du bassin inférieur (Californie, Arizona, Nevada) et ceux du bassin supérieur (Colorado, Utah, Wyoming, Nouveau Mexique). Le système hydrologique s’étend sur des milliers de kilomètres le long des Montagnes Rocheuses. La neige tombe sur les Rocheuses, fond dans le Colorado qui coule dans le bassin supérieur où convergent toutes les eaux de fonte, puis la rivière descend vers le bassin inférieur où se trouvent les utilisateurs principaux. C’est un système en équilibre très précaire car s’il neige moins que prévu dans les Rocheuses, des milliers de kilomètres plus bas hommes et cultures auront moins d’eau.
Il y a aussi de fréquentes controverses sur qui a le plus besoin de l’eau, qui doit être servi en premier en cas de manque. Les villes ou les cultures ? Combien d’hommes abreuver ? Combien d’eau utiliser pour élever des bœufs ou faire pousser des végétaux ? Parfois on utilise même l’eau du Colorado pour faire pousser du riz en Californie ce qui est complètement absurde.
Et puis, il y a le Mexique, à qui on doit donner une partie de l’eau.
Mais il est très difficile pour chacun de ne pas céder à la tentation de prélever un peu plus que ce à quoi il a droit.


 Peut-on penser que Maria devient un nouveau genre d’être humain ? A la fin du roman, elle semble s’adapter à la nouvelle réalité du monde d’une façon qui peut sembler peu morale. Sera-ce notre lot à tous ?

Je pense que les choix moraux que font les personnages dans le roman sont des choix humains. Ce sont les choix de personnes qui ont été placées dans des situations inextricables. Ce sont les choix qui apparaissent quand nous sommes sous pression : décidons-nous de faire les choses bonnes, ou morales, ou sûres ?
Ce genre de situation sert de test, de révélateur, et on ne peut savoir ce qu’on ferait que si on s’y trouve soumis. Il est très facile, quand on est en sécurité, de se convaincre qu’on agirait comme une personne bonne. Ce n’est qu’au pied du mur qu’on découvre qui on est vraiment.
Je ne veux pas juger mes personnages sur la base de la seule moralité. J’ai une forme d’empathie pour eux. Ils doivent se débattre entre les choix, tous mauvais, que nous créons pour eux aujourd’hui. NOUS, personne d’autre, avons légué à ces pauvres gens une situation et des choix détestables. Ils doivent trouver comment survivre, étant donné le contexte dans lequel ils se débattent.
Je pense que Maria est entièrement morale car elle obéit à son unique impératif : prendre soin d’elle-même. C’est le cœur du sujet. Ces gens doivent survivre à une situation que nous avons créée pour eux, ce n’est pas de leur faute s’ils sont là où ils sont, c’est de la nôtre. Le jugement moral devrait porter sur nous. Nous devrions éviter à tout prix de placer des gens à l’avenir dans de telles situations. Or, aujourd’hui, nous accomplissons des actes immoraux à l’endroit de nos successeurs. La faute morale est sur nous.

Revenons justement au présent. Crois-tu à une mise en œuvre effective de la COP 21 ? Penses-tu qu’un nouvel accord plus contraignant est nécessaire ?

Oh, oui. Nous avons besoin de tous les accords possibles. La COP 21 est, enfin et au moins, un début. Je pense qu’elle est imparfaite, incomplète, pas assez rapide dans ses objectifs, mais il faut bien commencer. Au moins, nous sommes tombés d’accord sur la réalité du problème. Nous aurions dû le faire il y a plus de vingt ans, mais au moins maintenant c’est fait.
Je pense qu’à partir de là, nous allons pouvoir et devoir aller de l’avant, maintenant que nous sommes tous d’accord sur l’existence et la gravité du problème. Il faudra bien sûr aller plus loin car nous avons déjà passé les barrières précédentes, autant sur les ppm de CO2 que sur l’élévation (2°) des températures. La science nous dit d’aller plus loin, mais politiquement c’est tout ce que nous avons pour le moment. Aux USA, ça traîne les pieds, les mégacorps notamment sont une part du problème. C’est difficile.
Alors je ne crie pas victoire mais je me dis que c’est un premier pas.

L’accord Chine-USA de 2014 est-il un bon signe pour toi ?

Et bien, la Chine c’est une économie en croissance de plus d'un milliard de personnes, donc tout ce que fait la Chine a de l’impact sur tous. Mais c’est vrai aussi pour les USA. Et d'autres. Nous sommes tous dans le même bateau et certains font des trous dans la coque.
Le plus tragique pour moi à propos de tout ça, c’est que nous dans les pays riches disions « nous ne faisons rien tant que les pays pauvres ne font rien », que nous disions « je ne ferai rien tant que tu ne feras rien ». C’est juste stupide. C’est le plus grand échec moral des pays riches, et en particulier des USA. Nous ne devrions pas nous soucier autant de ce que la Chine ou l’Inde ou les autres vont faire. Je pense qu’il est de notre responsabilisé morale d’agir, et de cesser d’attendre que le voisin agisse pour agir nous-mêmes.

Water Knife raconte une désintégration des USA. La campagne présidentielle étant ce qu’elle est, crains-tu une telle situation ?

L’idée que les USA puissent se désagréger m’inquiète. Je suis beaucoup la vie politique américaine. Chez les Républicains en particulier mais pas seulement, il y a une rhétorique disant que les Etats devraient avoir plus de droits. De plus, les Républicains tentent sans cesse d’appauvrir le gouvernement fédéral, ce qui signifie qu’il affaiblissent la cohésion de l’Union. Ce sont les germes de la désagrégation, les questions de Water Knife.
Quand j’ai écrit Water Knife, dans mon esprit, le roman se passait dans plus de 20 ans, dans 50 ans, loin, à une distance rassurante. Mais plus je regarde la campagne présidentielle, plus je réalise ce qui est en jeu, plus je me dis que je m’illusionne, que Water Knife, politiquement et climatiquement, est peut-être bien plus près que je ne le croyais, peut-être dans 5 ou 10 ans seulement. Quand on voit la campagne de Trump, les vagues de haine pour l’étranger qu’il développe, quand on voit le Brexit, on revient à ma question du début : « si ça continue comme ça, vers quoi allons-nous ? ». Je n’aime pas ces tendances, elles m’inquiètent.


 Dans Water Knife, tu as inventé les Merry Perrys. Peux-tu expliquer aux français qui est le gouverneur Perry ?

Rick Perry a été très longtemps gouverneur du Texas (jusqu’en 2015). Il a aussi été un candidat présidentiel potentiel en 2012, et brièvement en 2016. C’est le genre de leader politique qui m’effraie. Il y a eu une très grande sécheresse au Texas en 2011, et Perry a demandé à ses concitoyens de prier pour la pluie. C’est un leader qui est explicitement engagé dans une forme de pensée magique, alors que les évolutions en cours risquent de nous broyer.
Alors voir la manière dont fonctionne Rick Perry et savoir que le Texas deviendra de plus en plus sec dans le futur me fait penser qu’il était important d’écrire (et de lire) Water Knife parce que le futur vers lequel nous allons est inquiétant. Et avoir mis des Merry Perrys (illuminés) dans le livre est ma manière de « Fuck you » à Rick Perry et ça a été un grand plaisir (rires).

Merci beaucoup Paolo et bonne chance à Water Knife.

N. d. Gromovar : Message à Rick Perry : S'il n'y a plus d'eau, ne t'inquiète pas, on utilisera du Brawndo (It's got electrolytes).

Commentaires

Cornwall a dit…
Très intéressant. Tant dans les questions que dans les réponses apportées par Paolo.
Et merci, toujours un plaisir de retrouver tes interview post-utos ;)
Mypianocanta a dit…
Cet entretien est passionnant et complète de manière intéressante ce que Paolo a dit pendant sa conférence avec Jeanne-A Debats.
En tout cas, je crois que je vais lire Water Knife :)
shaya a dit…
Merci pour cet entretien très intéressant !
Lune a dit…
Merci, très instructif ! Cette histoire de droits sur l'eau (seniors, juniors) est flippante...
Love sur Paolo.
Gromovar a dit…
Merci à toi :)
Paolo Bacigalupi est un vrai génie !
Tigger Lilly a dit…
Très intéressant !
Y a plus qu'à lire Water Knife maintenant.