Retour de chronique du Bifrost 77
"La chance que tu as" est un très court roman de Denis Michelis, son premier. Il se lit en une grosse heure et, durant ce temps, il oppresse.
Un jeune homme, dont nous ne connaitrons jamais le nom, trouve « enfin » un emploi au « Domaine », un hôtel restaurant de prestige niché au cœur d’une forêt. La chance qu’il a ! Dans la situation catastrophique du pays, avec son chômage de masse. Il y est conduit par des parents, tout au moins ils semblent l’être, soulagés et heureux que leur rejeton soit enfin « casé ».
Mais rien ne tourne comme prévu. Le contrat de travail a-t-il été signé ou pas ? Depuis combien de temps le personnage est-il à l’œuvre au Domaine ? Et surtout, pourquoi tout est-il si étrange ? Pourquoi les relations entre salariés sont-elles si tendues ? Pourquoi leur supérieure est-elle aussi stressante ? La redescente est rude. Le paradis promis n’en est pas un, c’est dans un enfer crépusculaire qu’a pénétré ce jeune qui avait tant de « chance ». Un enfer qui, narrativement, vire rapidement au weird tant les situations sont étranges, vécues dans un emprisonnement semi-volontaire qui évoque Evenson.
"La chance que tu as" est une allégorie, un conte horrifique sur la situation des salariés aujourd’hui. Recherche de productivité, cadences infernales, dépersonnalisation, pression au silence, tout y passe. Y compris les harcèlements moraux ou sexuels ou la dictature des consignes absurdes. On y voit les petits chefs pousser aux limites puis se dédouaner en renvoyant la responsabilité sur le niveau supérieur. On y voit la désintégration de toute solidarité entre salariés, et l’isolement, l’ostracisation, de ceux, trop naïfs, qui veulent comprendre ou faire respecter leurs droits élémentaires, risquant de gêner l’atteinte par le collectif de travail de ses objectifs imposés. On y voit aussi, et c’est plutôt fin, l’indifférence des clients, tyranneaux d’habitude – le client est roi, et il entend que ça se voit – qui détournent opportunément les yeux quand les conditions de production de ce qu’il achète deviennent intolérables.
Le jeune homme finira par être « libéré » quand l’institution n’aura plus besoin de lui. Un autre le remplacera. Il devrait presque dire merci.
"La chance que tu as" est la mise en étrangeté de phénomènes connus, qui acquièrent, de ce fait, une puissance de dénonciation nouvelle. Suffisamment légère pour être transparente, l’allégorie amènera peut-être à ces questions des lecteurs qui les auraient évitées.
La chance que tu as, Denis Michelis
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