When We Were Real - Daryl Gregory

Ici et maintenant. Quoique... Bienvenue à bord du bus de Canterbury Trail Tours. Il va vous emmener d'une côte à l'autre à la rencontre des Impossibles d’Amérique du Nord, les sept « merveilles » physiquement impossibles et pourtant absolument présentes apparues il y a sept ans en même temps que la révélation qui a bouleversé l’humanité : Vous vivez dans une simulation. Ni plus ni moins. Aucun détail ni explication. Juste deux preuves : un rappel visuel hebdomadaire pour chaque personne vivant sur Terre, et des artefacts surgis du néant et défiant aux yeux de tous les lois de la physique, les Impossibles. Dans le bus se trouvent 19 personnes : la conductrice et la guide, bien sûr, et les 17 touristes qui ont payé pour visiter des attractions dont l'attrait s'est effiloché au cours du temps. Car, en effet, passé le choc initial, passé les divorces, les meurtres, les suicides, les émeutes, les coups d'état, les dérives autoritaires, les catatonies et les bouffées déli...

Come with me !


Les lecteurs assidus de ce blog savent que je n’ai guère de goût pour la comédie. Ils savent peut-être aussi que l’allégorie, en tant que forme obèse de la métaphore filée, m’est difficilement supportable. Drôle et allégorique, le comic "Sex Criminals" avait à priori tout pour me déplaire. C’est dire les qualités qu’il possède pour avoir réussi à vaincre mes préventions.

"Sex Criminals", c’est l’histoire de deux amants, Suzie et Jon, qui volent l’argent des banques pour sauver une bibliothèque menacée de fermeture - à cette idée-là, je peux adhérer - mais c’est surtout bien plus que ça. Le mot Sex est ici associé au mot Criminals car le mode opératoire des voleurs est très particulier. Chacun d’eux arrête involontairement le temps autour de lui, pour quelques minutes, lorsqu’il a un orgasme. Ce qui facilite bien la tâche d’apprentis cambrioleurs, au prix de quelques acrobaties sur site.

Dit comme ça, on pouvait craindre que le comic soit un érotique/porno sans grand intérêt ou une pochade lorgnant grassement vers une gauloise gaudriole. C’est tout le contraire.

Construit efficacement par alternances de flashbacks et de narration au présent, le récit décrit avec détails, justesse, et grande finesse, l’éveil à la sexualité des deux protagonistes et la découverte, d’abord inquiétante, de leur étrange pouvoir, avant de développer l'usage contestable (quoique...d'un point de vue moral) qu'ils vont en faire.

Avec une vraie drôlerie et l’élégance de la délicatesse, l’auteur montre les angoisses liées à l’éveil de la sexualité féminine, les interrogations, les questions sans réponse, l’alternative binaire proposée par la société entre la maman et la putain. Il pointe le caractère toxique que peut avoir l’entourage dans cette phase de déséquilibre. Il passe en revue toutes les raisons (des meilleures aux moins bonnes) qui font qu’on se retrouve dans un lit avec quelqu’un. Le tout sans le moindre misérabilisme, ce qui est méritoire.

Côté sexualité masculine, le tableau est très diffèrent mais rigoureux aussi. Le lecteur se voit raconté la frustration frénétique des adolescents, la fascination pour ce que le porno montre de ce qui est caché (y compris dans ses versions les plus abracadabrantesques), les premiers émois plus souvent sexuels que romantiques, la fantasmatique foisonnante, parfois jusqu'au grotesque.

Dans les deux cas, le comic conclut des années de fantasme plus ou moins assouvis par une première fois bien peu satisfaisante. Contrairement à la prose, la sexualité c’est un peu comme le vélo, ça s’apprend.

Puis, pour Susie et Jon, chacun de leur côté et en dépit d’une vie adulte normale, l'expérience quotidienne de la frustration et de la solitude qu'entraine leur singularité. Pas facile de voir s’immobiliser tous ses partenaires sexuels – et le monde autour - dès l’orgasme atteint. Jusqu’à ce que…Suzie rencontre Jon. Superbe allégorie de l’entente sexuelle, de la force et donc du pouvoir qu’elle donne. On peut y lire aussi le ravissement que ressent le « mutant » à découvrir qu’il n’est pas seul (il y a du Morwenna en Susie), qu’il y en a d’autres comme lui avec qui partager, échanger, vivre.
Ca pourrait être mièvre. Ca ne l’est jamais car c’est décrit d’une manière à la fois sensible et fine, sans orgie de pathos, et, surtout, car le tout débouche, passé le temps d’apprentissage - d’étalonnage même - sur le projet délirant d’arrêter le temps en faisant l’amour dans des banques pour pouvoir les vider.

L’histoire, passée comme en train de se faire, est raconté en off par la Suzie d’aujourd’hui qui s’adresse régulièrement au lecteur, faisant montre d’une honnêteté, d’un recul analytique, et d’un humour pince sans rire qui lui attirent la sympathie du lecteur. Jon prend aussi la parole pour se raconter, mais lui, c’est à Suzie qu’il s’adresse.

Joliment dessiné, rempli de détails graphiques ironiques (notamment les publicités, dans le sex-shop ou la banque, les flyers, bien d'autres encore), explicite sans la moindre vulgarité, "Sex Criminals" est un comic dont la sexualité est le centre et le moteur narratif. Il l’aborde sans aucun détour ni euphémisme, full frontal pourrait-on dire, d’une manière qui semble parfaitement naturelle. Et parvient à lier éveil de la sexualité, difficultés à trouver le « bon » partenaire, épanouissement sexuel , à un récit surréaliste à la Bonnie and Clyde sans que ça paraisse incongru ni artificiel. "Sex Criminals" combine, pour le meilleur, l’excitation d’une action captivante et la douceur d’une histoire juste et délicatement racontée.

Après celle de Tony Chu, le policier cibopathe de Chew, Image Comics offre encore une fois à ses lecteurs une histoire délirante qui sait aller aussi loin que possible sans passer la ligne jaune qui signe l’entrée dans le ridicule. Du bien beau travail éditorial que je conseille vivement à tous les amateurs de VO qui apprécient les histoires barrées mais efficaces.

Sex criminals t1, One weird trick, Fraction, Zdarsky

Commentaires

Elessar a dit…
Moi qui ne suis habituellement pas du tout emballé par le boulot de Fraction, tu as réussi à me donner envie d'au moins y jeter un oeil :)
Gromovar a dit…
Je crois vraiment que ça vaut la peine. Et quand je vois que sur un thème proche, tout ce que des Francophones (Ruppert et Mulot) arrivent à produire c'est une merde bobo conceptuelle (La technique du périnée), je me dis que décidément, ma culture est anglo.
Elessar a dit…
Ha oui je viens de lire le résumé, à coté c'est sur que ça n'a pas l'air folichon ^^